Histoire résumée de la « langue française »*
p. 279-300
Texte intégral
1Il peut y avoir deux manières opposées de prendre la question : « Qu’est-ce que la langue française ? ». La première est normative ; elle vise un « bon usage », à la fois cultivé et réglé, qui cherche à construire un français de référence, essentiellement celui du bien écrire. Les réponses à la question seront alors à trouver dans les grammaires scolaires, les dictionnaires et les manuels du parler correct, car selon ce français on fait des fautes. La seconde manière d’envisager la langue est scientifique, c’est-à-dire qu’elle ne se permet pas de trancher dans les usages divers au nom d’une norme sociale ; elle vient seulement observer et décrire (voire structurer, lorsque c’est possible) ce qui se passe, à tous niveaux et sans tabous, dans l’histoire d’un outil d’échange que la communauté française a élaboré depuis le haut Moyen Âge. Outil d’échange assez homogène pour que l’essentiel du message passe d’un locuteur à l’autre, mais en fait toujours hétérogène et propice à des variations infinies, « usances » géographiques comme « disanses » sociales, d’apports de toutes provenances et d’usures inégales, de différenciations et d’analogies, d’évolutions de formes et de sens, au gré des générations, des mouvements socio-historiques et, bien sûr, des situations de communication.
2Mais la réalité mélange, quoi qu’on en ait, ces deux sortes de réponse. La construction d’une norme de langue est, elle aussi, un phénomène à observer et à décrire dans son histoire. Un français standard, régi par de institutions et enseigné par l’école, s’impose à côté des usages oraux et circonstanciels. Nous parlerons donc ici à la fois de ce français standard et de ces usages, où se sont reconnus depuis l’origine les locuteurs français natifs ou apparentés, en bonne intercompréhension avec leurs semblables.
Du latin vulgaire au roman (5e - 10e siècle)
3Le français prend sa source linguistique dans ce que les philologues nomment le « roman », sorte de créole à base latine et ingrédients celtes et germains, parlé en gallo-romanie, puis sous les Francs et leurs héritiers. Base « latine » n’est pas le terme qui convient. Il s’agissait plutôt d’un parler dit « vulgaire » (sermo rusticus, vulgaris) répandu par les soldats, les colons et les commerçants issus de la Rome impériale et qui a constitué le fondement premier des langues romanes à venir. Ce « bas-latin », essentiellement parlé, s’opposait au latin écrit des clercs et de la ville (sermo urbanus, eruditus) et, à partir du 6e siècle, il aurait pu former une seconde langue s’il n’était devenu aussi hétérogène et régionalisé, soumis à de fortes variations et évolutions ainsi qu’aux influences des réalités langagières très diverses rencontrées sur la route de l’expansion romaine ou introduites par les « barbares », osco-ombriennes, gauloises, ligures, germaniques, ibères, basques, berbères, grèques.
4Certains traits généraux le caractérisent pourtant, ce latin oral, dit « corrompu ». Il raccourcit les mots aux dépens des syllabes non-accentuées, joue sur sept voyelles au lieu de dix (ou sur moins en pays sarde, sud-italique et balkanique), déplace des accents, enlève de sa pertinence à la distinction des voyelles longues et brèves, mouille certaines consonnes, oublie des pénultièmes et des finales, commence à utiliser des auxiliaires de temps et de passif, voit naitre un début d’article et disparaître le neutre, simplifie les déclinaisons, invente des adverbes et un nouveau comparatif, transforme les pronoms, remplace les infinitives par des conjonctives etc. Il emprunte aussi et « latinise » nombre de racines étrangères : braies, char, chemin, cheval ont d’abord été du celte latinisé, bourg, bru, jaune, savon du germanique latinisé, ange, blâmer, église, évangile du grec chrétien latinisé. Tous ces contacts le diversifient.
5Un demi-millénaire s’est écoulé avant que les parlers « vulgaires » ne deviennent suffisamment autonomes pour qu’ils ne puissent plus s’appeler « le latin ». Les preuves décisives n’arrivent qu’au 9e siècle. Prêches et chants religieux en latin lettré ne sont plus compris par les masses populaires. Auparavant on a pu jouer sur deux registres (Devinette de Vérone) ; des dictionnaires se sont avérés nécessaires pour faire le lien entre les mots et expliquer la Vulgate (Gloses de l’abbaye de Reichenau). Remède pire que le mal : en rétablissant le latin écrit comme langue d’Empire et d’école, Charlemagne et Alcuin n’auraient-ils pas rendu irrémédiable la coupure entre les clercs et le peuple ? L’Église se rend vite compte que l’inadaptation de ce latin restauré atteint un tel degré que son concile de Tours, en 813, ordonne aux prédicateurs de se servir désormais de la rustica romana lingua. D’où les premiers textes recensés en « roman », ancêtre des langues d’oïl et d’oc : notes pour un sermon sur Jonas, cantilène de sainte Eulalie, Passion du Christ, Vie de saint Léger, etc.
6Deux des fils de Charlemagne en tireront la leçon en passant leur accord sur le front de leurs troupes non en latin mais en langues vulgaires (Serments de Strasbourg, 842). Au siècle suivant, à côté d’une tradition savante qui écrira latin jusqu’au 19e siècle (l’une des thèses de Jaurès sera encore en latin), s’imposent désormais des littératures en langues d’oïl et d’oc revendiquant des dialectes autonomes.
7Il faut parler de cette coupure à l’horizontale à travers la gallo-romanie entre deux, voire trois, familles de dialectes issues du roman. L’occupation du nord et du nord-est par des tribus de langue germanique, franques et burgondes, et la présence latine qui s’est longtemps prolongée dans le sud, malgré la chute de l’Empire romain au 5e siècle et d’incessantes incursions arabo-berbères, ne peuvent seules expliquer la différence des parlers et des coutumiers constatable entre le sud et le nord de la Loire. Il semble que ces causes historiques soient venues élargir une séparation beaucoup plus ancienne, pré-latine voire pré-celtique, d’ordre culturel et ethnique. C’est dans une aire géograhique déjà spécifiée qu’est né le Français.
8Entre Loire et Rhin, sur les terres où, à partir du 6e siècle, s’implantent en vainqueurs les Francs saliens, l’influence du francique sur le roman est la plus ancienne et la plus forte. Des sons étrangers devront être assimilés, les h aspirés germaniques par exemple (Hlodoveck est l’ancêtre commun de Clovis et de Louis). Les Germains vont parler roman au plus près de leur langue, la loi de l’analogie provoquant des préférences d’emploi : si feu (issu de focus) triomphe du latin ignis, c’est grâce à son analogie avec le germanique feuer ; si laxare et laxus remplacent sinere et segnis pour donner nos laisser et lâche, c’est sous l’influence de l’ancien haut-allemand lazan, laz. Des mots proches vont fusionner : alt et hoh pour donner haut, le verbe hurler représentant ululare autant que heulen. Deux lexiques commencent à s’interpénétrer. C’est ainsi que les termes germaniques du combat remplaceront les latins : guerre, épieu, fourreau, dard, heaume, gant, gonfanon, échelle, rang, honte, orgueil, hardi, besogne, haïr, saisir, blesser, guérir, garder parsèmeront la Chanson de Roland. La société se transformera dans ses relations et ses institutions, franc, baron, marquis, lige, félon, alleu, fief, garant, gage, gagner, ban, banal et forban instaurant de nouveaux systèmes de vassalité et de partage.
9Ainsi se constitue le « très ancien français », sur un véritable bilinguisme roman-germanique, qui va intégrer des apports successifs (dont le normand maritime aux 9e-10e siècles). Car, à la différence des Bretons qui, s’installant en Armor dès le 5e siècle, y ont gardé ou retrouvé en partie leur langue, les Francs, baptisés et mêlés aux patriciens gallo-romains, deviennent bilingues à la seconde génération puis assez tôt usagers de la langue romane et de ses dérivés. Hugues Capet, au 10e siècle, devra recourir à un interprète germanophone.
Les dialectes d’oïl et la langue du Roy (10e - 13e siècle)
10Il serait abusif de faire mention au seul singulier d’un « très ancien français », voire de l’« ancien français », même si la plus « dialectale » des chartes françaises du 13e siècle possède encore 70 % de formes communes. Car ils sont spécifiques et localisés en même temps que ressemblants et mêlés, les dialectes de la zone nord (désignés par « oïl », qui fut leur commune manière de dire « oui », en opposition à l’« oc » du Midi et au « si » italien et ibérique).
11Des traits d’évolution partagés, dits « romans » puis « français », les unifient : diphtongaison de voyelles accentuées libres (typique d’oïl, bien que notée encore -ar dans les Serments de Strasbourg, la finale -are des infinitifs latins est devenue -aer puis -er au 8e siècle) ; sonorisation de consonnes entre voyelles, nasalisations et palatalisations ; simplification des déclinaisons menée jusqu’à deux cas (sujet et complément) ; prononciation du a final latin en e sourd, même s’il est encore noté par un a comme dans la « buona pulcella » de la Séquence d’Eulalie ; séparation de l’article lo, la et du pronom il, el, etc.
12D’autres traits diversifient ces dialectes. Citons ce traitement du c latin initial, qui sépare un Nord picard, flamand et normand d’un Centre qui va de la Franche-Comté à l’Anjou en passant par Paris : le c devant a et o, encore écrit k ou c dans les Serments de Strasbourg (« Karlo », « cosa »), aboutit à ch dans la plus grande partie du domaine d’oïl (« Charles », « chose ») mais reste k au nord d’une ligne Caen-Cambrai (« Carie », « cose »). Or on trouve « Caries » dans la Chanson de Roland de Turold, laquelle, à l’instar de la Chanson Williame et de la Vie de saint Alexis, illustre plutôt le dialecte anglo-normand. Cela est encore plus visible dans tous les romans de Wace. Autre trait différenciateur, l’évolution de la diphtongue (eï), typique du domaine d’oïl, est différente selon les régions : elle se maintient pour aboutir directement à (é) en normand ; elle passe à (oï) puis (o) en picard et à (oï), puis (oé) ou (oè), puis (wé) ou (wè) et enfin, hors la cour, évolue vers (é) ou (è) de la Loire à l’Ile de France ; le (oè) pourra aboutir à (oa) puis (wa) en finale de nom chez le petit peuple parisien. L’imparfait parlait se prononcera, au 14e siècle, (parlé) en Normandie, (parlo) en Picardie, (parlwè) puis (parlè) d’Orléans à Paris.
13D’autres traits enfin migrent d’une région à l’autre au cours de l’histoire, emmêlant les isoglosses. Le passage du o accentué à eu trouve son origine en picard ou en ardennais ; le passage de eau à iau commencé en picard devient populaire au centre (« fabliau » remplacera « fableau »). Aboutissent également à Paris des faits de grammaire : l’abandon de toute déclinaison, par exemple, qui s’est propagée depuis l’ouest, ou la postposition de l’objet du verbe, habitude qui vient du sud-est d’oïl.
14La langue du Roy, qui va se trouver à l’origine de notre français, n’est sans doute au départ que l’un de ces dialectes parents – moins caractérisé d’ailleurs que d’autres, tels le normand, le picard, le wallon, le lorrain, le champenois, le bourguignon ou l’angevin – à moins qu’il ne s’agisse d’une sorte de mélange dialectal parlé dans le duché puis le royaume de « France » et jusque dans sa capitale choisie par Clovis et rechoisie par les Capet, Paris. Certains philologues ont donné au parler parisien le nom de « francien » ; d’autres sont plus réservés, étant donné l’arrivée tardive d’une littérature propre, et préfèrent attendre le 12e voire le 13e siècle pour le spécifier. Car une autonomisation et surtout un ennoblissement du français de Paris ne sont vraiment perceptibles qu’avec Maurice de Sully, Thibaut de Marly et l’anonyme Marie qui se dit « de France » au 12e siècle. Adaptant de l’anglais les fables d’Ésope et les contes de la « Matière de Bretagne » (les Lais), celle-ci écrit en fait dans un dialecte du Vexin français, semé de normandismes et de picardismes.
15Le français n’a pas été imposé par cette littérature tardive. Il est né politiquement, du Royaume rebâti après l’effondrement des duchés, dans des frontières qui s’agrandiront par vagues, malgré les crises, royaume qui a peu à peu imposé sa loi militaire, administrative puis intellectuelle aux régions qui font la France d’aujourdhui. Bien qu’en retard sur la civilisation d’oc, déjà enchantée au tout début du 12e siècle par les troubadours bénéficiaires de la culture mozarabe et cordouane, mais prenant le pas sur la dynastie toulousaine, à la faveur de la croisade contre les « Albigeois », et empiétant sur le domaine franco-provençal trop morcelé autour de Lyon, la civilisation d’oïl, avec ses parlers non encore fixés, a commencé sa conquête linguistique à partir du 13e siècle. Mais quelle « langue » répand-elle ?
16Sans doute, au départ, le fonds commun d’oïl que nous avons évoqué, mais avec des traits dialectaux emmêlés ; car, à la différence des ensembles d’oïl, d’oc et du franco-provençal aux fortes frontières linguistiques cernées d’isoglosses, les parlers internes au domaine d’oïl ne cessent de se chevaucher. Il faut aussi distinguer le peuple et la cour. Alors qu’en Ile de France les gens du peuple se comprennent, à travers des langages à contours flous et variantes multiples, et qu’à Paris les étudiants iront se divisant en « nations » et en « provinces » selon leur origine, la cour royale, elle, homogénéise son discours. Cela se fait d’abord sur la base anglo-normande qui fera le fond de la langue de cour jusqu’au 12e siècle et, à côté du latin, restera celui de l’administration jusqu’à la guerre de Cent Ans. Les premiers textes « françois » du 12e siècle : Gormont et Isembart, le Bestiaire de Philippe de Thaun etc. gardent nombre de traits anglo-normands. À Paris -mais aussi ailleurs – les lignes dialectales s’interpénètrent en ancien français, le fonds commun autorisant une intercompréhension aisée.
17Les grands textes héroïques et courtois des 11e et 12e siècles ne sont ni parisiens ni « purs » dialectalement. « Leur langue est du français coloré de dialectalismes » (R. L. Wagner). En fait, ce sont surtout leurs écritures et leurs réécritures qui sont mouvantes. Les Tristan de Béroul et de Thomas nous ont été transmis par des scribes normands. Les copistes du Cycle arturien hésitent entre parlers de toutes origines et, lorsque Pierre « de Saint-Cloud », à la fin du 12e siècle, conte de Renart et d’Ysengrin, il parodie parfois un anglo-normand de Geste féodale, non sans y glisser quelques traits picards. Le Couronnement de Louis doit se situer aux confins de l’Ile de France et de la Picardie etc. Cette idée de « langue mixte », à dosages divers, peut s’étendre aux trouvères du 13esiècle et au-delà : Jean Bodel écrit son Jeu de saint Nicolas et Adam de La Halle ses Jeux de la feuillée ou de Robin et Marion dans un picard teinté de francien ; il en sera de même pour Froissart au français bourré de picardismes. On trouve des caractères picards chez le trouvère champenois Gace Brûlé. Il n’est pas jusqu’à Guernes, pourtant né « en France », qui ne mêle au « bon langage » dont il est fier quelques normandismes ou picardismes. Un autre centre rival de grande civilisation d’oïl est, toute proche, la Champagne, aux foires célèbres et dont les cours vibrent aux « romans » de Chrestien de Troyes, adepte du « bien dire » et du « bien apprendre » ; mais à ce carrefour des pays nordiques et méditerranéens, jongleurs et copistes mêlent eux aussi les traits dialectaux. Les chroniqueurs en feront autant jusqu’à la fin du 15e siècle, où Commines, bien qu’homme du Nord et parisien sur le tard, écrira ses Mémoires en un français purifié de tout caractère dialectal.
18Car, au terme de quatre siècles d’évolutions, c’est pourtant la « langue du Roy » qui est fédérative, dans le rapport complexe qu’elle entretient entre les parlers de la Ville et celui de la Cour de France. Sous le règne de Louis IX, la chancellerie se met au français de Paris. Durant ce 13e siècle, ce « françois » devient la langue des milieux dominants jusqu’en Belgique, où le populaire s’exprime, lui, en wallon, flamand ou picard. A Paris même, au normand, au champenois et au bourguignon s’est substitué un dialecte propre à l’Ile de France, qui possède désormais des caractères reconnais-sablés, dont Rutebeuf au 13e siècle puis Villon, à la fin du Moyen Age et en dépit de ses archaïsmes et de ses argotismes, fourniront de bons témoignages.
19Quelques traits, plus ou moins partagés par d’autres dialectes, sont devenus caractéristiques de cet « ancien français » de Paris. La langue se simplifie grâce à des réductions. L’une concerne les hiatus et les diphtongues : le (reï) de Roland devient (roï), puis (roé) au 13e et (rwé) monophtongué ; enfin – bien plus tard, par imposition du relâchement articulaire parisien – il passera à (rwa), toujours noté « roi », comme sous Philippe-Auguste. Une autre réduction porte sur certains groupes consonantiques complexes et, en particulier, sur les consonnes implosives, c’est-à-dire placées en fin de syllabe devant une autre consonne, par vocalisation (ainsi le l, qui passe à u : alt donnera haut) ou par disparition (cas du s, qui allonge en disparaissant la voyelle précédente : teste donnera tête). Appliquant deux de ces traits, le relâchement du e ouvert et l’amuissement du r implosif, « Auvergne » rimera avec « Espagne » chez Villon. À l’inverse, la langue se complique lorsqu’elle renforce sa négation à l’aide de « point », « mie », « goutte » et « pas », qu’elle développe les prépositions (dans les compléments de nom) et qu’elle suscite des auxiliaires modulés et des temps composés et surcomposés. En résumé, la délatinisation du français s’exprime par un raccourcissement des mots et par l’évolution analytique de la phrase ; sa dégermanisation par des adoucissements de sons et la construction selon l’ordre déterminé-déterminant. Mais, avec Commines et Villon, nous sommes passés à une période où un « françois » reconnaissable avait nettement émergé des dialectes environnants.
Moyen français et français moyen (fin du 13e - 15e siècle)
20« Moyen » signifie ici médian, dans les deux dimensions du temps et de l’espace. Le « moyen français » se situe entre les français ancien et moderne ; et nous parlons du « français moyen » afin de cerner un espace linguistique à mi-chemin en train de se construire entre la Cour et la Ville, entre les provinces et Paris, sur lequel s’édifiera le « bon usage » classique.
21On peut dater de la fin du 13e siècle le retournement de tendance. Le carrefour parisien des voies fluviales et routières n’est plus seulement le réceptacle des courants linguistiques environnants qu’il a été jusqu’alors ; il est devenu, à l’inverse, centre de diffusion. Du côté de l’administration royale, s’appuyant sur le lot des formes communes, les chartes en « françois » s’efforcent d’éliminer les traits dialectaux. Alors que les Lois de Guillaume le Conquérant étaient en anglo-normand, Philippe de Beaumanoir met en français ses Coutumes de Beauvaisis, dont la règle est désormais : « Ce qui plest a fère au roi doit estre tenu pour loi » (1283) : triomphes du roi et de sa langue vont de pair.
22Du côté du petit peuple, certaines prononciations locales commencent à se répandre hors des murs (le e entravé par r implosif devient a au 14e siècle : asparge, éparvier, far, harceler, hargneux, jarbe, marie, pardre, parpaing, Piarre. Le Français de la cour s’en gausse, car on y prononce, à l’inverse, méri pour mari. Mais des habitudes communes apparentent aussi les milieux dominants et populaires. Le h germanique initial se fait de moins en moins aspiré ; le o devant z ou en syllabe finale tend à se fermer (chose passant à chôse, voire à chouse). La disparition du s au cas sujet, la systématisation corrélative du pluriel en s (le x final n’est alors qu’une graphie ligaturant le groupe us : chevaus s’écrit chevax), ainsi que la généralisation du e féminin aux adjectifs, apportent des régulations unifiantes. Unification aussi dans l’utilisation d’un t euphonique entre voyelles pour la création de dérivés : caillouteux (caillou), juteux (jus), miroitier (miroi). Il en est de même en grammaire, où le sujet d’une phrase assertive se met généralement devant le verbe et le complément derrière. La tendance analytique se confirme partout avec l’extension de l’article, des pronoms sujets et surtout des prépositions à et de : on est passé du « pro Deo amur » des Serments du 9e siècle au « por amour Deu » dans la Vie de saint Alexis (11e siècle), de l’« Hostel Dieu » de Louis VII à la devise de Lancelot : « sires del pueple et serjanz a Damedeu » (maitre du peuple et serviteur de Seigneur Dieu) et, dans La Mort le Roi Artu, on trouve aussi bien « le trespassement de Galaad » que « la mort Perceval », « les œuvres Lancelot » que l’« amour de Lancelot » (début du 13e siècle). Au 15e, Villon priera « le benoit fils de Dieu ».
23Il faut dire qu’en même temps l’unité du territoire finit par se renforcer. La dynastie anglo-normande cesse toute pression au sortir de la guerre de Cent Ans et s’anglicise définitivement ; après la reconquête de la Normandie et l’annexion de la Champagne par mariage, c’est la Bourgogne qui ne survit pas à Charles le Téméraire ; viennent l’Anjou, la Picardie et la Provence, viendront le Dauphiné et la Bretagne. Autant dire que la langue du Roy a de beaux jours devant elle.
24Elle en profite pour s’ennoblir par l’apport de termes de bonne venue, étendant son lexique abstrait. Au 13e siècle, Brunetto Latini, l’encyclopédiste florentin, écrit en « françois » son Livres dou Trésor, pourvu d’un riche vocabulaire philosophique et scientifique. Au siècle suivant, sur commande royale, Bersuire, Oresme et de Presles traduisent les grands textes antiques ; les dérivés en -té et les composés en -ation,-itude et -cratie se multiplient. A travers le latin retrouvé et décalqué se produit également un accès au grec, voire à l’arabe. On trouve déjà chez Oresme : abstraction, aptitude, aristocratie, certitude, communication, délectation, fortitude, inclination, magnanimité, obligation, prodigalité, rectitude, spéculation, urbanité, etc.
25Une réorientation générale vers le Midi succède ainsi aux influences du Nord, de l’Est et de l’Ouest. Des emprunts au provençal sont également décelables, réarticulant des syllabes perdues : aigu, brancard, cigale, cigüe, dorade... Une vague d’italianismes va suivre. Tout cela provoque nombre de doublets, terme « populaire » et terme « savant », terme vulgaire ou terme revisité : avenir et advenir, blasmer et blasphémer, conter et compter, esmer et estimer, frêle et fragile, forger et fabriquer, loyal et légal, premier et primaire, police et politique, serment et sacrement, souef et suave, soutil et subtil, verté et vérité ; ceogne ou cigogne, Pontèse ou Pontoise, François prononcé avec une finale en (sè) pour le nom de peuple et avec une finale en (swé) maintenue pour le prénom. Les scribes jouent aux savants en ajoutant des lettres parasites, étymologies vraies ou fausses : cholère, dicter, doigt, dompter, doubte, faict, febvre, herbe, heure, legs, poids, sçavoir. Les graphies « beaulx » et « chevaulx » chez Rabelais manifesteront ainsi trois fois leur l étymologique devenu u. Des ligatures multiples, les panaches des « i à queue » et des y en fin de mot, de hautes hampes, des consonnes doubles surchargent la « belle escripture ». L’orthographe médiévale, qui s’était efforcé jusque-là de restituer tant bien que mal les prononciations, en devient anarchique au 15e siècle, et cela est d’autant plus grave qu’à la ronde « Caroline », fort lisible, des anciens manuscrits ont succédé soit une écriture « gothique », décorative mais difficile à lire, soit une « cursive » liante et peu soignée, soit une « batarde » des trois. On comprend que l’imprimerie française va devoir affronter, à la fin du siècle, de graves problèmes. Les grammairiens se disputent. La norme du Roy tâtonne...
Le « bon usage » pré-classique et classique (16e - 18e siècle)
26Avec la Renaissance, le français du Roy revendique cependant sa place haut et fort. Une fois débarrassée de l’anglo-normand et de la guerre séculaire, cette langue s’est comme surimposée aux parlers locaux et au latin d’école, dans l’ensemble de la France agrandie. En tête de cette croisade linguistique vient le pouvoir royal. De Louis XI à Henri III, la volonté de francisation des Valois est évidente. N’est-on pas allé jusqu’à dire que si notre langue s’appelle « françoise », c’est en l’honneur de François Ier ? L’ordonnance de Villers-Cotterets (1539) prise par lui impose « le langaige maternel françois » dans tous les actes officiels publics et privés, du « registre » au « testament » ou à l’« exploit de justice ». Au 16e siècle, l’action royale en faveur d’un langage noble se lit dans la création du Collège des lecteurs royaux (1530) contre la Sorbonne latinisante, dans celle d’une Imprimerie royale (1543) créatrice de caractères, dans le soutien apporté aux humanistes et la promotion des poètes de la Pléiade, portés comme Ronsard au faite des honneurs. Leur action encouragée par l’État met au point des normes de prononciation, d’écriture et de grammaire, par un lent travail qui se prolongera durant trois siècles. De la Deffence et illustration de la langue francoyse (1549) de Du Bellay au Discours sur l’universalité de la langue française (1784) de Rivarol, des cercles réunis autour de Marguerite de Navarre aux séances réformatrices des « philosophes » à l’Académie, les réflexions tournent d’abord autour de l’« excellence » du français, de la recherche de règles et du « bien-dire ».
27Cette émergence d’une langue modèle a dû s’affirmer contre deux concurrents fort enracinés : les habitudes dialectales (Montaigne aura des faiblesses pour son gascon natal) ; le latin savant, langue de l’Université et des clercs (Montaigne y puisera directement une part de son lexique et de sa syntaxe) ; elle s’est en même temps démarquée des civilisations brillantes des cours italiennes et espagnoles (Montaigne effectuera, comme d’autres, son voyage en Italie). Mais dans cette affirmation littéraire d’autonomie, comment s’est constitué puis développé le « bon usaige » du français ?
28À travers une série de coupures. Des anciens dialectes d’abord. Le français se veut une langue nouvelle, ou pour le moins rénovée, comme si une distance existait (dans l’esprit de Du Bellay, par exemple) entre un Moyen Âge senti archaïque et une Renaissance ouverte à l’enrichissement et à la modernité. Quand Marot publie Villon ou le Roman de la Rose, c’est en version glosée ou semi-traduite. La langue vulgaire est donc à la fois promue et rejetée, promue contre le latin en tant que véhicule de culture à moderniser et rejetée dans ses aspects non nobles ou non scientifiques : une langue à extraire de sa gangue.
29Cette coupure s’accompagne d’une seconde, sociale, qui affecte la Cour et la Ville. Au 16e siècle et plus encore par la suite, le parler de cour tend à se séparer davantage des parlers populaires. Certes une zone d’intercompréhension facile court de la Champagne à la Touraine, mais plusieurs traits parisiens ou provinciaux sont en butte aux moqueries des gens cultivés. Nous avons déjà évoqué le a traînant populaire ; il y a aussi le yod entre voyelles, celui de fille, qui continuera longtemps à se prononcer à la cour avec un / mouillé, signe de distinction, ou la fermeture ancienne d’une diphtongue encore vivante eau, prononcée (éo) qui a donné iau (cf. un siau d’iau) dans le bas peuple des faubourgs comme des campagnes (on trouve les graphies yaue, yauve ou encore yaveux pour « aquaticus » dans L’Aalma, dictionnaire latin de Balbi glosé en français vulgaire au 14e siècle), prononciation que les gens cultivés rejettent avec mépris jusqu’à aujourdhui. Marot se moque de ces phonations, ainsi que du r parisien qui tend vers z entre voyelles, dans son épitre du « biau fys de Pazy » (il en reste chaise, besicles, nasiller).
30Une troisième coupure, tout aussi ambiguë, se fait avec le latin, à la fois remis à l’honneur pour la pensée et combattu-pillé dans l’acte d’écrire. Les humanistes, comme au 13e siècle, reviennent aux grandes œuvres antiques (Marot traduit Ovide) ; partisans et contempteurs du latin s’affrontent. Il en résulte un certain déséquilibre syntaxique, lequel sera réglé au 17e siècle (cf. la prose de Descartes, Pascal et Bossuet), mais aussi une vague d’emprunts assimilés, qui renouvelle le lexique scientifique abstrait et concret à l’aide de calques : malgré Olivetan, qui s’efforce dans ses traductions de la Bible (1535) de ne recourir à aucun latinisme, médecins et apothicaires, Canappe, Champier, Paré et Rabelais les premiers, empruntent à tours de page mots latins ou grecs, parfois même sans leur apporter cette « teinture françoese » que réclamait Peletier du Mans. Datent de cette époque : ambiant, antagonisme, apogée, catastrophe, cubitus, duodénum, dynamique, encyclopédie, épiderme, épilepsie, exact, exfolier, flexion, gluten, humérus, index, insolation, pulvériser, radius, sacrum, sinueux, sphincter, sternum, tétanos, trachée, véhicule, vésicatoire... Du Bellay dénonce l’afflux d’« estrangers dans la cité » et Rabelais s’amuse de la « verbocination latiale » de son « escholier » limousin (Pantagruel). Trop tard, le langage scientifique a repris un pli qu’il ne perdra plus.
31Les poètes font davantage le tri. Pour un latiniseur sans vergogne comme Lemaire de Belges, quelle prudence chez le vieux Ronsard et même chez le latiniste Du Bellay (« Use de mots purement françoys ») ! On doit pourtant aux écrivains des mots aussi divers que : argutie, avare, bolide, colombe, classique, docilité, éducateur, épistolaire, exceller, extra-vaguer, factotum, fertiliser, libertin, odelette, oxymore, symétrie etc. Pillant les anciens, la francisation retourne contre eux les mots volés.
32Il en est de même pour l’italien, l’espagnol et l’arabe. L’avance prise, en particulier, par la Renaissance italienne (Dante, Pétrarque, Vinci) explique l’attirance qu’elle a exercée sur la Cour de France, où opérait d’ailleurs un clan italien très actif autour des Médicis. Non seulement la mode vestimentaire et les techniques artistiques y font école, mais le lexique, voire certaines prononciations : un ou fermé, dit lyonnais ou italien, concurrence le o, déclenchant la querelle des « ouistes » et des « non-ouistes » qui se prolongera au 1T siècle. Il en reste aujourdhui des séries que l’Académie s’efforcera de régenter : col, côté, dolent, forban, mortel, porcelet, promener, soleil, voler se mêlent à cou, couteau, douleur, fourbu, mourir, pourceau, poursuivre, sourire, vouloir (Le Journal d’Italie de Montaigne en est une bonne illustration). Les emprunts lexicaux sont nombreux, en dépit des diatribes contre les « escorcheurs » à l’« eschole de l’Italie » que pourfend H. Estienne dans ses Dialogues du nouveau langage françois italianizé et autrement desguizé (1578). Citons : altesse, arabesque, arcade, artisan, bagatelle, balcon, banqueroute, barbaresque, barque, bastonnade, bataillon, bouffon, bourrasque, bravade, bulletin, burlesque, cabinet, caprice, carrosse, cascade, cavalcade... À la fin du siècle, la mode sera à l’espagnol, dont nous viennent aussi plusieurs termes suffixes en -ade, tels algarade, camarade, ainsi que nombre de termes préfixés en al-, tous issus de l’arabe, comme alambiquer, alcade, alcali, alcool, alezan, algorithme, alguazil, aliboron, etc. La langue-éponge du 16e siècle verra les puristes réagir, mais pour mettre de l’ordre dans les emprunts.
33Les puristes réagissent aussi dans les domaines de la prononciation et de l’orthographe. Le français populaire persévère dans sa vieille tendance à la simplification consonantique. Le s du pluriel cesse de se prononcer. On note l’amuissement des consonnes finales, qui ont disparu à Paris tout en se conservant parfois à la cour ; ce qui donnera des doublets comme sieur et monsieur, éboueur et boueux, menteur et menteux, miroi et miroir, mouri et mourir. Les écrivains hésitent ; des finales chez eux ne se prononcent plus qu’en liaison ou à la pause (riment vit et David, lay et laid, ou encore aimer et amer, abysmer et mer, qui donneront au 17e siècle les rimes dites « normandes »). On note également la disparition du r implosif : on prononce à Paris palier pour parler, chambellan pour chamberlenc, mècredi pour mercredi, Challes pour Charles, beffroi pour berfroi ; Baïf écrit « abre » et « mabre » ; Bouchet fait rimer aborde et Hérode..., ainsi que des cas d’interversion : berbis devient brebis, rebourser rebrousser, poverté pauvreté. Nombre de groupes consonantiques sont affectés par cette simplification : on prononcejusqu’àlacour Alessandre, assent, deuzième, ezemple, soissante ; Marguerite de Navarre fait rimer fosse et paradoxe, gitte et Égypte, D’Aubigné filz et préfix, Marot contrefaits et infects, etc. Le s implosif a totalement disparu, sauf dans les emprunts récents, laissant parfois derrière lui un accent circonflexe : ajuter, arrêter, chacun, écueil, fétoyer, honnête, patoureau, regitre, réplendit, satifait, soupir, tête. Chez Du Bellay, on a dètre et senètre. Désastre rime avec combattre.
34Mais, en sens inverse, l’action des grammairiens impose conservations et rectifications : Henri Estienne condamne accetter, accettation, Cauchy redonne son l à coulpe et Lanoue son p à concept ; Pasquier rétablit le b dans subtil et le d dans administrer. Querelles infinies entre notateurs du terroir et puristes à la recherche d’un canon, entre simplificateurs et étymologistes. En réalité, la Cour française de la Renaissance, très cosmopolite, admet les prononciations concurrentes ou flottantes. Peut-être cela explique-t-il l’échec des graphies phonétiques chez les imprimeurs français : la langue en pleine mutation fixait alors mal ses timbres. Il faut attendre le siècle suivant pour que l’effort d’articuler chaque lettre d’un groupe consonantique et de figer la phonation des voyelles triomphe à la Cour. « Il faut qu’une langue s’agite jusqu’à ce qu’elle repose en son propre génie » (Rivarol).
35Le siècle « classique » est inauguré par L’Astrée, Guez de Balzac et Malherbe. Commencé avec des écrivains réviseurs comme Ronsard, qui corrige sa poésie en resserrant son vocabulaire, avec la régression des dialectes à l’état de patois, « langages corrompus et grossiers » (Furetière) jugés indignes de grammaires, et avec les réactions contre le toscan et le castillan, le mouvement puriste s’exprime à l’intérieur de cercles mondains, du salon réformiste de Mme de Rambouillet aux réunions Conrard qui amèneront des conservateurs à l’Académie. Certes ce purisme sait prendre acte de certaines évolutions, telles la disparition à l’oral du s pluriel et celle du r infinitif des verbes en -er, ou la dénasalisation des voyelles libres : on ne prononce plus, ainsi qu’au siècle précédent, an-née, mignonne, plein-ne mais a-nnée, mi-gnonne, plei-ne, le doublement du n perdant toute justification, et, s’il reste des traces de ces nasalisations en province, elles feront l’objet d’effets comiques dès Molière.
36Le purisme s’efforce surtout de freiner les changements, condamnant les parisianismes des Mazarinades (Piarot, cayou), certaines palatalisations « auvergnates » (guière, étuguié), rétablissant des diérèses (meurtrier, sanglier qui valaient pour deux pieds chez Ronsard ou d’Aubigné, en comptent trois chez Corneille et Racine), restaurant de nombreuses consonnes amuies : suffixes en -eur et en -oir, désinences en -ir, finales réentendues de monosyllabes : blet, cher, clair, mer, net, etc. Cette restauration va jusqu’à la prononciation de fausses lettres étymologiques rajoutées depuis le 14e siècle : dompter (qui vient de « domitare » et non de *domputare), legs (ancien déverbal lais, de « laisser » et non de « léguer », verbe récent). Le purisme oppose une phonation fermée aux voyelles relâchées ou syncopées : débat, féru, mérite, quérir, présent, séjour, et maintient la diphtongue (wè/wé) contre les pressions populaires et italiennes.
37L’influence de l’École de Malherbe se fait surtout sentir dans le lexique littéraire. Un tri sévère s’effectue dans les emprunts et les néologismes au profit de la clarté et de l’unification de la langue. Toute une série d’Arts poétiques, s’inspirant d’Aristote, des Italiens et de Malherbe et refusant ceux des rhétoriqueurs et de la Pléiade, tente de donner des règles à l’écriture, du grammairien Deimier (1610) à l’abbé d’Aubignac (1657), puis du Père Rapin (1674) à Boileau (1701). Les Remarques sur la langue française de Vaugelas (1647), résultat de discussions de salon ou d’Académie, constituent le meilleur témoignage de l’effort sans pédanterie ni esprit de système d’un « honnête homme » à la recherche de « la perfection des langues ». Vaugelas reprend à Malherbe sa théorie du « bon usage ». (« Le peuple n’est le maitre que du mauvais usage », écrit-il.) Le modèle du bien-dire n’est pas à trouver chez le « crocheteur du port aux foins » mais dans « la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps ». Doctrine aristocratique. Son influence correspond au témoignage. Elle se fait par les salons et les genres nobles. À la différence de certaines précieuses tentées par le baroque et surtout des auteurs bourgeois ou comiques à l’écoute du vulgaire, les « femmes savantes » autant que Racine se piqueront de « parler Vaugelas ».
38Le français cultivé en ressort peigné, normé, épuré, mais coupé de plus en plus du langage populaire, dont il refuse les variations (« Diminue, queue, rime qui ne vaut rien, disait Malherbe. Elle est de Chartres »). Ces variations entrainent pourtant des querelles entre grammairiens : où est la bonne école ? Vaugelas défend sarge contre Ménage qui préfère serge ; il accepte la prononciation (é) dans des finales verbales où son adversaire de l’Hôtel de Rambouillet maintient (wé). Le e muet intérieur hésitant entre sa fermeture savante ou son maintien populaire, deux séries s’organisent selon les habitudes prises (et on entend bénin, désir, pédant à côté de benêt, devoir, petit). Dans la seconde moitié du 17e siècle une stabilité semble être acquise. Un canon lexical (et puritain) régente l’usage littéraire : Furetière est exclu de l’Académie, Corneille se corrige, puis c’est au tour de Port-Royal de châtier les éditions de Pascal (où ployer est remplacé par plier, cloaque par amas, grossier par charnel, engendrer par faire naitre). Un « nous de majesté » devient usuel chez les plaideurs. Le vouvoiement se généralise dans les hautes classes. Coulanges chante en 1694.
En public il n’est point poly
De s’entretutoyer sans cesse.
39Le siècle des Lumières est l’héritier direct de cette langue classique. Il va à la fois la préserver et la moderniser, la fixer quant aux règles de genres et à la syntaxe mais la réouvrir vers l’acceptation de dénominations techniques et de populismes d’expression. Si l’on prend les fins de mot par exemple, la tendance savante à reprononcer certains s et r accentue sa pression : fils, mars, ours, chanteur, mourir... ; cependant, les prononciations parisiennes du r (non roulé) et du oi (è, wa) font, elles aussi, leur chemin. Voltaire impose la reconnaissance du (è) à travers l’impression de la typographie « ai » (pratiquée dans ses éditions hollandaises mais non françaises) : aimait, craie, disait, était, portrait, laquelle graphie ne sera acceptée par l’Académie qu’en 1835.
40Le travail des « philosophes » se traduit aussi dans leur boulimie de répertoires culturels. D’une part, à la suite du Furetière, les « Trévoux » puis les « Encyclopédies » mettent en jeu un vrai trésor lexical dans la description des notions et des outils et en chantier un travail égal de redéfinitions ; d’autre part, le Dictionnaire de l’Académie, tout particulièrement dans ses éditions de 1740, sous l’impulsion du réformateur abbé d’Olivet, de 1762 (qui impose les distinctions entre i voyelle et j consonne, entre u voyelle et v consonne, réclamées déjà par Corneille et Bossuet) et de 1798 (préparée en fait avant la Révolution par Beauzée, d’Alembert, d’Olivet, de Wailly, Marmontel et augmentée des termes « révolutionnaires »), tente une mise à jour permanente de la langue cultivée et de sa représentation graphique (il finit par prôner, entre autres rectifications, la suppression des lettres grèques, préconisant les graphies simplifiées anonime, analise, misantrope, ritme...). Cette ouverture sera stoppée au 19e siècle, par des blocages conservateurs.
41L’acquis du 18e siècle se situe au niveau des mots et du style. À la poésie ultra-conventionnelle s’opposent des proses hardies (Beaumarchais, Diderot, Voltaire) et affectives (Marivaux, Prévot, Rousseau). La néologie a repris ses droits : Voltaire puis Mercier diffusent « impasse », combattent le rejet d’« évitable », encouragent les féminins en -trice, au grand dam des puristes. La Néologie de Mercier est une mine. Sous l’impulsion de Rollin, le français remplace le latin dans les collèges. Mais c’est surtout aux lexiques spécialisés que s’ouvre en grand la langue cultivée (Buffon, d’Alembert, Leméry, Quesnay, Réaumur, Turgot). Fontenelle rédige les premiers rapports à l’Académie des sciences en français. Ouvertes sur le monde, les Lumières engrangent calques et emprunts à Leibniz, à Linné, à Adam Smith... Réussite particulière, puisqu’elle constituera la norme internationale, une nomenclature chimique systématisée, proposée par Berthollet, de Morveau, Fourcroy et Lavoisier, s’impose à partir de 1787.
42Malgré Saint-Just qui avoue « Je hais les mots nouveaux » mais à l’image de Danton qui s’écrie « Toujours des mots, et la langue est sauvée ! », la Révolution met en usage des séries entières de nouvelles dénominations (tutoiement officiel, calendrier poético-républicain et nouveaux prénoms, unités de poids et mesures, désignations administratives, anglicismes parlementaires, changement de noms de villes et de rues, couleurs politisées), à quoi viennent s’ajouter les « mots sans-culottes » des inventions qui touchent aux aspects les plus divers de la vie et de la mort : aérostat, camembert, carmagnole, cocotte, eau de Javel, fusilleur, guillotine, journalisme, légiférer, liberticide, publiciste, périodiste, quinquet, montgolfière, salpêtre, sténographie, télégraphe, vélocipède... Bannis des mœurs avec l’Ancien Régime, en revanche : majesté et sire, monsieur et madame, le vouvoiement, les noms des saints, bailli, dragon, gabelle, valet... Les normes classiques auraient pu en vaciller sur leurs bases si les tribuns, Robespierre en tête, n’avaient fait effort pour être dignes des philosophes et des rhéteurs antiques. Pas d’anarchie ! Le mot d’ordre essentiel est « l’identité de langage », selon l’expression de l’abbé Grégoire à la Convention (1794). Le grammairien F. U. Domergue, dans son Journal de la langue françoise (1784-1795), entend « universaliser la saine prononciation de la langue du peuple libre » : « L’accent françois, écrit-il, doit retentir dans toute la France ».
43Certes, continuateur de l’œuvre d’unification linguistique des rois contre les patois (Louis XIV avait donné à l’Académie d’Arles mission de supplanter le provençal), le 17e siècle avait vu ses écrivains-grammairiens expurger de leur langage tout provincialisme (Malherbe était normand et Vaugelas savoyard). Routes et industries en se développant au 18e siècle avaient contribué à propager la langue centrale, véhiculaire et officielle. Mais c’est avec la Révolution que l’affaire devient d’État. « L’agent le plus sûr de la Révolution, le même langage », scande Barrère à la Convention en 1794. Les réponses au questionnaire de l’abbé Grégoire envoyé aux sociétés populaires montre qu’en 1790 au moins un citoyen sur quatre ignore totalement le français ; certains « patois » restent vivaces, au nord (wallon des Ardennes, flamand, breton) et surtout au sud, où le français n’est parlé que dans les villes. À partir de ce constat, l’idée d’une politique de la langue à travers l’enseignement d’instituteurs (1789) patentés à implanter dans chaque commune fera son chemin au siècle suivant.
Vers le français moderne (19e - 20e siècle)
44La première parole du roi « restauré » en 1815 devant ses sujets fleure bon l’Ancien Régime : « C’est moué le roué ». Ce revers de langue ne balaye pas pour autant la prononciation parisienne en (wa) qui a fini par triompher, mais il annonce des lendemains conservateurs. L’Académie remise à l’honneur fait assaut d’archaïsmes ; sa sixième édition (1835) annule les mises à jour des philosophes et surcharge les mots de lettres étymologiques (aphthe, asyle, rhythme). Les décrets Guizot (1833-1835) instituent l’orthographe comme discipline de l’école primaire et le fixisme académique qui s’instaure dans les faits se verra renforcé par un arrêté de 1866 sur la sélection des instituteurs par la dictée (celle-ci devient responsable pour 90 % des échecs au brevet des maitres). Malgré les protestations des utopistes (Fourier), de quelques écrivains (dont Sainte-Beuve qui s’engage dans le projet de réforme lancé par Firmin-Didot en 1868) et les efforts de certains ministres de l’instruction publique (Villemain, Bourgeois, Leygues), et malgré quelques changements acceptés par l’Académie, une chape de plomb semble tombée sur la langue écrite.
45Une exception est à signaler : si aucune réforme de grande ampleur n’a atteint l’orthographe ni la syntaxe, il n’en est pas de même pour la ponctuation des textes. Dans ce domaine, au cours de la première moitié du 19e siècle, les écrivains ont passé d’un système rythmique à un système logique. Le meilleur témoin de ce passage est Chateaubriand. Dans sa Grammaire des grammaires de 1819, Girault-Duvivier défendait encore, par exemple, la séparation du sujet et du verbe par une virgule au nom des nécessités de la diction, alors que chez Hugo le sujet est toujours mis en relation logique avec le verbe. On trouve les deux systèmes dans les Mémoires d’outre-tombe, dont voici la première phrase : « Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison, n’était qu’un verger sauvage... Cet étroit espace me parut propre à renfermer les longues espérances » : ponctuations de l’oreille puis de l’œil.
46Les évolutions phonétiques ne sont pas affectées par l’immobilisme graphique. D’anciennes prononciations populaires parisiennes deviennent standard, écartant l’articulation du a antérieur et du à postérieur, éliminant le l mouillé, le r roulé et toute perception des consonnes doubles (signes désormais d’affectation universitaire qu’annales, collègue, colloque...). Une prononciation standard sera mise en place dans les dictionnaires contemporains, tout en laissant place à des accents locaux de moins en moins moqués.
47C’est surtout le style « noble » qui se voit remis en cause par le romantisme : le « bonnet rouge » est mis sur le « vieux dictionnaire », proclame Hugo en 1854. Décloisonnement des genres va de pair avec circulation lexicale (« Plus de mots sénateurs ni de mots roturiers ! »). Il n’en reste pas moins que la distinction de « niveaux de langue » hiérarchisés fonctionne mieux que jamais et qu’elle n’est niée dans les textes que pour obtenir des effets littéraires. L’interpénétration des registres n’est pas plus achevée que la disparition des concurrences sociales. Il en est de même pour la néologie. Acceptée comme une nécessité absolue dans le domaine scientifique, celle-ci n’est pas ailleurs aussi libre que certains le disent. Les romantiques préfèrent puiser dans les fonds ancien, voire moyen-ageux, ou dans les métaphores et se méfient des jargons et « barbarismes ». Littré s’exclame : « Honneur à ceux qui savent faire du bon néologisme ! », tandis que Renan regrette la « liberté indéfinie » qui « perd les langues ».
48Pourtant le bilan des temps modernes est impressionnant au niveau du renouvellement et de l’enrichissement du vocabulaire. Les grandes séries lexicographiques des « dictionnaires généraux » s’ouvrent à une masse de termes et de sens nouveaux. Démocratisation, relative mais réelle, des répertoires de la langue. L’argot lui-même y prend droit de cité, à la suite des usages populaires. Citons, à la fin du 19e siècle, face au « réalisme » et au « naturalisme » (Zola, le « roi des halles » pour Brunetière, évoque sans avoir peur des mots le « ventre de Paris », l’« assommoir », la prostitution, les grèves d’Anzin et la révolte ouvrière), l’« écriture artiste » des Goncourt au populisme douteux (où l’on trouve aussi bien des onomatopées, comme bouboum, couac, pschit, que des formations savantes, telles chrysocale, strépitant, vomitoire, des créations affectives, glaiseux, grognonner, suçoter, que des jeux de dérivation, cernure, charmeresse, garçonnesque). Évoquons surtout, beaucoup plus proche de la vérité des parlers de la rue, la tradition du journalisme « peuple », qu’illustre si parfaitement le journal et les almanachs du Père Peinard (d’Émile Pouget, l’un des fondateurs anarcho-syndicalistes de la CGT). Dans la tradition du Père Duchesne d’Hébert et des chansonniers de goguette puis de cabaret, en parallèle avec la poésie populiste (Coûté, Jehan Rictus, Richepin) mais plus immédiatement à l’écoute du milieu ouvrier, Pouget a recréé un langage à mi-chemin de l’argot et des métaphores populaires qui est loin de n’être qu’artificiellement polémique. Il faut le prendre comme un témoignage des tendances profondes d’un français vécu, celui de la « gouaille faubourienne » (J. Cellard) : assiette-au-beurre, bouffe-galette, budgétivore, capitalisse, chienlit, culterreux, dèchard, dégoiser, ensoutané, foireux, gorille, grand chambardement, grosse légume, lèche-croupion, mistoufle, panade, poule mouillée, poulard, roupie de singe, trouducuterie, vampire, etc. Le Père Peinard (1889-1902) recueille un « trésor » de locutions, qui n’ont rien de néologique : « avaler des couleuvres », « avoir les pieds nickelés », « beurrer des tartines », « casser sa pipe », « clouer le bec », « cracher dans la soupe », « donner le coup du lapin », « faire du pétard », « finir en eau de boudin », « gueuler comme une baleine »... On peut enfin, à travers lui, faire le pointa la fin du 19e siècle sur les modes « vulgaires » de création lexicale, qui commencent à être reconnus des lexicographes : troncations (aristo, bénef, démago, cipaux, collabo, populo, prolo, réac, socialo, turellement), sigles (CGT dès 1895) et surtout « mots-valises » : chameaucrate, bourgeoisillon, cléricochon, dégueuloir, démoc-crétin, foultitude, ligueulard, patrouillo-tisme, radigaleux, républicanaille, syphilisation, votailler...
49Un autre canton du lexique qui fait l’originalité du français « reconnu » est l’anglomanie. Commencée vers la fin du 17e siècle, la mode des anglicismes va augmentant par vagues successives jusqu’à aujourdhui et touche les cercles les plus divers : les procédures politiques (motion, parlementaire, politicien, dès le 18e siècle) ; la mondanité (club, dandy, snob), le sport et les jeux (basket-ball, bluff, bridge, challenge, court, crack, dopage, dribbler, football, footing, goal, knock-down, poker, ring, rugby, score, tennisman, turf) ; le commerce, les transports et la bourse (ballast, boom, business, holding, kitsch, label, lobby, manager, pool, rail, stock, trust, wagon). Certains de ces mots d’ailleurs, au terme d’un double voyage, sont de retour en France munis de leur nouvelle valeur : boss, budget, parlement, popularité, tennis, train, trust, vote... La francisation s’avère plus ou moins complète : elle va du « xénisme » qui reprend le terme sans rien y changer (boy, cake, chewing-gum, drawback, flash, hot dog, jean, leadership, script-girl, speaker, week-end) au néologisme totalement naturalisé (boulingrin, contredanse, franc-maçon, gazole, redingote, roquette, stresser), du calque formel (franc jeu, libre penseur, piquet, plateforme, supermarché) à la simple captation de sens (contrôle, radical, populaire, réaliser). L’emprunt pousse jusqu’à la suffixation en série : c’est le cas pour la terminaison -ing (camping, dancing, shopping), prononcée non sans humour « à la française » dans métingue, poudingue, travelingue, ou remplacé par -age, dans dopage, parcage, nappage, et c’est le cas pour -er’ (leader, reporter, sweater), parfois remplacé par -eur, comme dans boxeur, footballeur, intervieweur, et féminisable (book-makeuse, speakerine, supportrice). Deux siècles et demi d’anglicisation puis d’américanisation n’ont pas menacé la langue française. Et pourtant, périodiquement le combat contre le « franglais » atteint la violence verbale des batailles sur la réforme de l’orthographe.
50D’autres emprunts sont issus d’autres sources. Voici quelques exemples qui ressortissent au domaine socio-politique : on doit à l’allemand : cartel, heimatlos, kaiser, krach, loi d’airain, lumpenprolétariat, nazis, putsch, social-démocratie, à l’espagnol ou au portugais : bolivar, commando, guérilleros, pronunciamento, rastaquouère, à l’italien : fascisme, mercanti, porion, au russe : agit-prop, bolchevique, koulak, moujik, nihilisme, oukase, pogrome, robot, tzarisme, sans compter les innombrables dérivés plurilinguistiques sur noms propres, de marxisme à stalinisme.
51Un contingent inhabituel nous est venu des guerres coloniales et de l’occupation de territoires aux langues les plus diverses. L’époque moderne, plus que les autres, en est marquée lexicalement. Aux mots de croisades ou d’échanges déjà engrangés à la Renaissance ou à l’issue d’anciens voyages (abricot, alchimie, ananas, algèbre, almanach, artichaut, assassin, baldaquin, bazar, bédouin, burnous, cacique, cafard, caïman, calife, camphre, canot, caroube, chiffre, chocolat, coolie, condor, coton...) s’adjoignent, originaires d’Afrique du Nord : alfa, baroud, bled, bordj, caïd, clebs, djebel, gourbi, kif-kif méhari, mouquère, ramdam, razzia, smala, souk, toubib, zouave, d’Afrique noire : banane, bamboula, baobab, boubou, griot, igname, rabanne, raphia, d’Asie : atoll, bambou, bégum, bonze, cagna, cornac, judo, kaki, kaolin, kimono, mangue, mousmé, orang-outang, pagode, paria, pyjama, sampan, d’Océanie : canaque, papou, tabou, vahiné, et des Amériques indiennes : alpaga, anorak, apache, bolivar, cacahuète, caoutchouc, caribou, cobaye, cocaïne, colibri, cougar, coyote etc.
52À partir de la fin du 18e siècle, une grande mutation du lexique socio-politique s’est produite, adaptant et complétant les mots existants à la République, à l’industrialisation et au syndicalisme, au capitalisme et au socialisme. C’est au 19e siècle que se constituent les systèmes actuels de représentation de la société, consensuels mais aussi dissensuels. Les querelles sur la valeur de certains termes recouvrent les conflits sociaux : c’est ainsi que F. Wey, linguiste quarantehuitard mais conservateur, accuse George Sand d’utiliser à contre-sens le mot peuple, qui signifie pour lui comme pour Lamartine « l’ensemble de la nation », alors que pour elle, ou Blanqui ou Proudhon, il désigne la « classe ouvrière » en s’opposant à bourgeoisie et h La Haute. On pourrait évoquer aussi les querelles internes aux « écoles » politiques sur le sens des mots en -isme et -iste qui se mettent à pulluler. Des dernières années du 19e siècle datent la fixation, dans leurs acceptions et connotations modernes, des grands termes idéologiques et organisationnels d’aujourdhui : anarchie, anticlérical, antisémite, bourse du travail, Chambre, capitalisme, centre, cercle, collectiviste, colonial, communisme, comité, conservateur, démocrate, droite, État, extrême, fédération, gauche, intellectuel, laïcité, libéral, ligue, lutte des classes, modéré, monarchisme, nationaliste, parti, patriote, progressiste, prolétariat, raciste, radical, réforme, révisionniste, salariat, socialisme, solidarité, syndicat etc. Les dix termes les plus employés lors des élections entre 1891 et 1910 sont : république, républicain, politique, liberté, France, pays, loi, impôt, réforme, intérêt.
53Le 20e siècle, après ses deux guerres mondiales, opère, semble-t-il, une nouvelle mutation, qui va dans le sens d’un déploiement du politique vers d’autres dimensions et d’autres préoccupations, avec l’usage marqué de : anticommuniste, anti-colonialiste, automation puis automatisation, apolitique, bureaucratie, commun, communication, compétitif, cosmos, décolonisation, démocratie, dérégulation, développement, dialogue, écologie, énergie, environnement, espace, européen, exclus, féminisme, génocide, image, immigration, information, informatique, intégrisme, libéralisme, marché, mondialisation, new-age, nouveau, nucléaire, performant, perestroïka, plan, planétaire, pollution, profit, quart-monde, racisme, rendement, sous-développé, stalinien, tiers-monde, zonard...
54La néologie a fait repartir sa machine de plus belle depuis une cinquantaine d’années, avec l’extension de certains procédés comme la dérivation sur sigles, soit analytiques (cégétistes, cédédistes, récemment RMistes, allocataires du RMI), soit synthétiques (énarque, onusien, paeser, radariste, sida, smigard) ; la troncation populaire sur séquence normale ou inversée : auto, dactylo, dico, manif, mao, prof, provo, réviso, sécu, stal, télé ; barjo, beur, céfran, keum, meuf, ripou, tish, verlan) ou encore l’habitude amplifiée, surtout dans la langue de la publicité et de la presse, du « substantif-épithète » : affaire Dreyfus, amour passion, chèque-voyage, cinéma vérité, complet-veston, déficit record, courant Rocard, effet Le Pen, emploi-jeune, gauche caviar, gâteau maison, guerre éclair, heure H, jour sans, micro-trottoir, œuvre choc, plan cancer, rapport qualité-prix... Enfin, de nouveaux préfixes, d’origine très savante, président à la formation de tout un lexique para-technique d’emploi de plus en plus courant : on pourrait citer les grappes en cours de formation attachées à bio-, cosmo-, cyber, éco-, eur-, inter-, média-, techn-, télé-, vidéo-, web-, voire e- (prononcé [i]), etc.
55Cette dernière pratique illustre la tendance, en fin de siècle, au développement, dans les langues véhiculaires, de terminologies technologiques et scientifiques très proches les unes des autres (car souvent sur bases grèques ou argots américains) et, par delà, à la recherche d’une communication inter-linguistique facilitée. Celle-ci ne va pas sans antagonismes, dont l’enjeu n’est plus local. L’anglais a conquis une place prépondérante dans le marché économique et informationnel et est en passe d’engendrer un basic-américain polyvalent et généralisé sur le globe. Dans le même temps, la France et la francophonie mettent en place des organismes de défense, de promotion et de mise à jour du français standard (commissions de terminologie). Cette politisation et cette planétarisation des problèmes linguistiques est une caractéristique majeure de l’époque actuelle.
Notes de fin
* Cette « histoire résumée » a paru, à la rubrique « Langue française (Histoire de la –) », dans Encyclopédie de la culture française, Paris, Eclectis, 1991, p. 404-409. Pour des compléments sur le vocabulaire sociopolitique, le lecteur pourra se reporter à l’Histoire de la langue française, Paris, Éditions du CNRS (Gérald Antoine, Bernard Cerquiglini, Robert Martin dir.) : tome 1880-1914, M. Tournier (en collaboration avec S. Bonnafous et J. P. Honoré), « La désignation politique en France de 1879 à 1914 », p. 41-98 ; tome 1914-1945, M. Tournier (en collaboration avec Nicole Arnold et Françoise Dougnac), « Chronique lexicale des événements politiques », p. 206-267 ; tome 1945-2000 : M. Tournier, « Cinquante ans de vocabulaire social et politique en France », p. 254-281.
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