Visonà Monica Blackmum, 2010, Constructing African Art Histories for the Lagoons of Côte d’Ivoire
Visonà Monica Blackmum, 2010, Constructing African Art Histories for the Lagoons of Côte d’Ivoire, Surrey & Burlington, Ashgate, 216 p.
Texte intégral
1Comme le laisse entendre le titre, Monica Visonà a produit un ouvrage pionnier. Le sud-est de la Côte d’Ivoire est en effet une région jusqu’ici délaissée par les historiens de l’art comme par les collectionneurs étrangers dont les regards se sont portés ailleurs en Côte d’Ivoire, sur le pays baoulé ou le pays senoufo par exemple, dont la production artistique est, de toute évidence, beaucoup plus riche et attirante, et donc mieux connue et mieux « documentée ».
2Le domaine choisi n’était pas facile à explorer, la rareté des références écrites concernant les objets retenus pour examen constituant une première difficulté. Dans le territoire concerné vivent dix « peuples » dont les plus connus sont les Akye (anciennement Attié), les Abè, les Abidji, les Adjukru, les Aladyan, les Kyaman ou Ebrié, les Aburé et les Eotilé. On a pris l’habitude de les désigner par commodité comme « lagunaires » en raison de leur proximité géographique avec les lagunes du littoral ivoirien, ce qui n’est pourtant le cas ni des Akye, ni des Abe.
3Chacun de ces peuples a sa propre langue, au point que les termes par lesquels ils désignent les spirits (génies ou déités) sont radicalement différents (tableau des pages 10 et 11). Cette diversité des langues, qui n’est pas pour faciliter le travail d’enquête, se double de pratiques sociales et culturelles assez dissemblables, même si elles présentent plusieurs traits communs.
4L’un de ces traits communs est le fait d’être situé à la périphérie de l’aire culturelle akan, d’être imprégné de culture akan, et aussi de n’avoir pas adopté le mode d’organisation politique qui caractérise les Akan du « centre », édificateurs d’états (Asante, Anyi...), rejoignant ainsi les sociétés dites « lignagères » ou « segmentaires ». Visonà montre comment certains regalia akan ont été conservés en prenant une autre destination, ainsi les cannes, qui sont dans les royaumes akan les insignes de fonction des porte-parole (linguists) du roi, marquent aujourd’hui chez les peuples des lagunes, la dignité de chef de classe d’âge, l’organisation en classes d’âges, en « générations », étant une de leurs institutions communes.
5Ce qui a également compliqué la tâche de l’auteure, c’est que beaucoup de ces objets sont aujourd’hui détachés de la société qui les a produits. Comme l’ensemble de la zone littorale de la Côte d’Ivoire, le sud-est a été le terrain d’opération de plusieurs mouvements religieux de type syncrétique, dont le plus puissant a été le harrisme en 1915, et le plus récent celui de Koudou Jeannot, dit Gbahié, en 1983. L’objectif des prophètes était de déraciner l’ancienne religion, devenue selon eux le repaire des malveillants, des sorciers. L’impact de ces mouvements fut inégal selon les lieux. Celui du harrisme a été tel en pays ébrié, que le nom des anciennes déités a sombré dans l’oubli, et il n’est plus alors possible de trouver des informations sur l’identité et la fonction religieuse des objets. En revanche chez les Eotilé il a été quasiment nul, le prophète Harris ayant été arrêté dans sa progression vers l’ouest par les autorités coloniales, après son passage à Assinie.
6Visonà déplore d’autant plus cette situation, à laquelle a contribué l’action de missionnaires catholiques iconoclastes, que l’un de ses objectifs, en tant qu’historienne de l’art, est d’inscrire les objets dans le milieu social et culturel dont ils émanent, ce qui a réclamé de sa part une approche pluridisciplinaire où histoire et anthropologie ont leur place. Ainsi elle consacre plusieurs pages aux pratiques ostentatoires, à l’exposition des richesses, et un chapitre entier (le chapitre 6 intitulé Age-Set Festival as Performance Art) au déroulement de plusieurs fêtes de sortie de classe d’âge, auxquelles elle a assisté. Ce souci d’ouverture à plusieurs disciplines l’a conduite à rassembler une documentation écrite étendue. Il en résulte une riche bibliographie, particulièrement utile aux francophones qui y trouveront maintes références à des ouvrages et articles récents en anglais. En revanche plusieurs articles en français, notamment sur l’or akan, font défaut.
7Visonà a commencé ses enquêtes en pays akye, dont l’art n’avait fait l’objet d’aucune étude avant la sienne, sujet de son PhD, intitulé Art and Authority among the Akye of the Ivory Coast (Université de Californie, 1983). Puis, ayant remarqué que l’art des pays voisins avait des similitudes avec celui des Akye, elle revint en Côte d’Ivoire pour élargir ses investigations à la Lagoon Region. Dans son ouvrage, les Akye, chez lesquels elle fit le séjour le plus long, occupent d’ailleurs la première place.
8Quels sont les objets qui, sur le terrain, ont retenu son attention ? Ils sont très divers : sculptures ornant les maisons, récipients en argile cuite portant l’effigie d’un ancêtre (memorial vessel), statues d’hommes et de femmes, presque grandeur nature, conservés avec d’autres objets de prestige, dans la maison de notables, ou brandies au-dessus des têtes dans les fêtes de « sortie de classe d’âge », objets utilisés par ceux qui assurent les relations entre les humains et les déités, appelés ici deviners, objets contenus dans les trésors lignagers, cannes sculptées, arborées par des chefs de lignage ou de classe d’âge. À travers cette énumération on voit se profiler un thème essentiel, celui des rapports de l’art et du pouvoir.
9La quête de Monica Visonà s’est étendue à un autre domaine : elle est allée, aux USA et en Europe, à la recherche des objets « exportés » qui se trouvent dans des musées ou chez des collectionneurs privés. Ce sont des statuettes de bois anthropomorphes, attribués par elle, après un examen attentif, à des sculpteurs originaires de la région des Lagunes, sans qu’elle puisse s’appuyer sur une quelconque source. Car on ne sait rien de leurs auteurs (sauf exception, p. 72), de l’endroit où ils ont été créés, pas plus que de leur premier possesseur étranger et du lieu de l’acquisition. Rien de tout cela n’a été « documenté ».
10À partir de cet ensemble, dans lequel elle a intégré, en se basant sur une parenté de style, quelques très rares statuettes locales provenant du domicile de deviners (et dans ce cas on en connaît les auteurs), Visonà a créé un corpus. Elle a classé ces statuettes en six styles, subdivisés en catégories attribuées à des maîtres différents, et que distinguent des traits corporels, ceux du visage, ainsi « le Maître du long nez », « le Maître du nez triangulaire », « le Maître des larges oreilles », ou bien la coiffure, ainsi « le Maître de la coiffure conique », etc. Un vaste travail de défrichement a été ainsi entrepris.
11Le lecteur trouvera également dans ce livre de nombreuses prises de position théoriques, face aux thèses récemment développées aux Etats-Unis par des spécialistes de l’art africain, dans lesquelles Visonà décèle l’expression de courants postmodernes. Elle nous invite à nous détacher des jugements dominants en Occident, et à prendre conscience que la notion d’art est née en Europe, au XVIIIe siècle et a été arbitrairement appliquée à l’Afrique.
12Son dernier chapitre porte notamment sur le marché de l’art africain contemporain aux États-Unis. À propos de Guebehi, un artiste originaire de la région des lagunes et qui depuis 1990 connaît une certaine notoriété à l’étranger, on apprend avec surprise que les liens d’une œuvre d’art avec le milieu dit traditionnel non seulement ne retiennent pas l’attention des amateurs américains mais, s’ils sont mis en évidence, déprécient l’œuvre...
13Visonà, qui a suivi un chemin passant résolument par la connaissance des sociétés et des cultures, nous invite à nous détacher des jugements et évaluations du marché de l’art – auxquels d’ailleurs sont parfois très sensibles les artistes africains de la diaspora. Son livre se termine par une interrogation sur « le rôle des africanistes dans la discipline de l’histoire de l’Art ».
14Dans cet ouvrage important, et foisonnant, non seulement Monica Visonà nous ouvre à la connaissance d’une province jusqu’ici quasiment ignorée de l’art africain, mais elle propose aux chercheurs de sa discipline de nouvelles pistes, notamment par la mise en pratique d’une exigeante pluridisciplinarité.
Pour citer cet article
Référence papier
Claude-Hélène Perrot, « Visonà Monica Blackmum, 2010, Constructing African Art Histories for the Lagoons of Côte d’Ivoire », Journal des africanistes, 83-2 | 2013, 223-225.
Référence électronique
Claude-Hélène Perrot, « Visonà Monica Blackmum, 2010, Constructing African Art Histories for the Lagoons of Côte d’Ivoire », Journal des africanistes [En ligne], 83-2 | 2013, mis en ligne le 30 juillet 2014, consulté le 23 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/africanistes/3490 ; DOI : https://doi.org/10.4000/africanistes.3490
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