Prométhée : un mythe sophiste ?
p. 59-71
Texte intégral
1Le mythe de Prométhée n’est pas, de soi, un mythe sophiste. C’est, comme tout mythe, une histoire dont la fonction explicative ou illustrative ne peut s’élever au-dessus de la discursivité imagée et populaire qu’il constitue : une histoire qui n’est pas destinée à livrer une intelligibilité pure, conceptuelle ou spéculative des choses. Le mythe, en effet, ne rend pas raison réelle de ces dernières – il ne procède évidemment pas comme les définitions génétiques spinozistes par exemple, – mais il en donne des images « parlantes » et mémorisables qui opèrent par leur charme. En tant que non philosophique, en tant qu’il n’est pas même une allégorie, le mythe de Prométhée ne peut être proprement sophistique. En revanche, tout mythe étant utilisable par la philosophie en général et par la sophistique en particulier, il peut remplir la fonction restreinte de représentation ou de schème mental. Autrement dit, il peut être instrumentalisé par la philosophie. Toute la question est alors de savoir si, dans notre cas, l’instrument qu’est le mythe de Prométhée est un bon outil pour « penser » – en l’illustrant – la sophistique, ainsi que le pense Platon, ou bien s’il n’en produit qu’une image somme toute élémentaire ou faussée.
2Nous ne nous intéresserons qu’au mythe de Protagoras que l’on trouve dans le dialogue platonicien du même nom. Nous n’évoquerons ni Hésiode ni Eschyle ni tout autre auteur qui, pour jouer du mythe dans des directions diverses – et ce jeu des significations est bien un des « aspects » du mythe, pour parler comme Mircea Eliade1, – ne nous livre que des variations, elles-mêmes interprétables à l’infini. Nous ne supposerons pas davantage au mythe la « profondeur inépuisable » qu’on lui prête communément à proportion sinon d’une équivocité foncière – car il enferme toujours quelques idées directrices – du moins d’une sorte d’« erratisme » du sens.
3Protagoras est un sophiste, sans doute le premier de ces sages si habiles, et c’est lui qui raconte le mythe à Socrate. Que veut-il alors dire ou plutôt exprimer sous cette forme philosophiquement douteuse ? Et, pour revenir à notre problématique, ce qu’il affirme est-il tout à fait congruent à la « chose » sophistique ? Enfin, le mythe de Prométhée rendu « sophiste » par Protagoras est-il de nature à illustrer le projet de transgression de l’humain qui fait le sujet de ce recueil ?
Le mythe
4Dégageons les éléments essentiels du mythe de Protagoras dont nous présumons connus les sources littéraires et le « scénario » d’ensemble. 1) « Le temps de la création » de l’homme (et des animaux) « étant venu », commence le mythe… C’est donc une production divine : l’homme n’émerge pas de la terre ou bien d’une composition atomique heureuse, comme pour Démocrite. 2) L’homme, ayant été oublié d’Épiméthée lors de la grande distribution des puissances (et impuissances), se retrouve « nu », promis à la mort, car « sans qualités » (cf. Musil). Il s’agit donc de le « sauver » – un terme qui revient plusieurs fois. 3) Ce sont deux êtres supérieurs, divins, qui vont s’en charger : Prométhée le Titan, pour ce qui est du « feu » nécessaire à l’« habileté » et Zeus lui-même – et pas moins – pour ce qui est de la « justice ». Il est important de remarquer que le second don vient sauver l’homme une deuxième fois, le premier n’ayant pas suffi :
Certes leur habileté technique leur permettait bien de se nourrir, mais elle se montrait insuffisante dans la guerre contre les bêtes sauvages : l’art politique dont la guerre fait partie, leur faisant encore défaut. Ils tentèrent donc de se rassembler et de fonder des cités pour assurer leur salut. Mais, une fois rassemblés en société, ne sachant pas l’art politique, ils se portaient tort les uns aux autres, si bien qu’ils se séparaient à nouveau et périssaient2.
5Formellement, il y a un contraste frappant entre, d’une part, ce que nous venons de rapporter du mythe, tel que raconté par le Protagoras de Platon, et, d’autre part, l’usage qu’en fait le vrai Protagoras, mais aussi l’image que notre culture a retenue des sophistes. Pour le mythe, ce sont les dieux qui font tout (ou qui ratent tout dans le cas d’Épiméthée) et l’homme n’est pas grand-chose, – tout juste bon à être « sauvé » par pitié, une « passion triste » et « impuissante » selon Spinoza, soit dit en passant3. Quant à notre culture, les sophistes sont pour elle des individus par trop habiles, discoureurs et trompeurs, qui parviennent à leurs fins en usant de mauvais procédés. Mais ils rencontrèrent leur vainqueur en la personne de l’honnête Socrate qui aurait eu raison supérieure – c’est-à-dire morale – d’eux.
Analyse du mythe
6En quoi notre mythe serait-il donc sophiste ? Dans un premier temps, nous suivrons les analyses de Jean-Louis Poirier et de sa remarquable édition des textes sophistes dans le volume Les Présocratiques de la Pléiade. Poirier écrit :
Récit admirable […]. Point par point, le mythe où est récitée la fabuleuse histoire de l’homme présente l’aventure même du sophiste. L’anthropologie élabore une image de l’homme où se rencontrent toutes les conditions qui nécessitent et rendent possibles la sophistique même, l’humanité est l’image du grand sophiste4. (Il s’agit naturellement de Protagoras)
7Deux « leçons » du mythe sont dégagées. D’abord, « l’homme n’est rien. Il est le laissé pour compte de la nature5 ». Poirier commente :
L’histoire de l’homme s’inscrit dans une défaillance fondamentale de la nature qui caractérise toute la pensée sophistique ; que cette défaillance survienne à propos de l’homme accentue encore cette signification : c’est bien parce qu’il n’y a pas de nature et qu’il n’y a rien à attendre de la nature que tous les jeux de substitution et de la tromperie seront autorisés, mais ils s’appelleront artifice et ruse6.
8Remarquons que le mythe ne dit vraiment rien de tel : il y a bien une « nature » des choses, ce « grand système de compensations qu’est le monde7 », précise Poirier au même endroit. Les animaux vivent et survivent. Seul l’homme fait exception jusqu’à ce que Prométhée et Zeus le sauvent. La « leçon » présumée du mythe semble en contredire la lettre… Ensuite, l’homme finit lui-même par « survivre ». Comment ? Poirier écrit :
Dans cet affrontement injuste, l’homme l’emporte et crée par là un équilibre contraire à toutes les lois de la nature : Le faible l’emporte sur le fort. Thème fondamental de la sophistique qui est aussi, on le voit, la condition réelle du développement de l’humanité8.
9Cette victoire, l’homme « désarmé » grâce à l’« outil » (dont le « feu » habilement utilisé serait le symbole) – l’« outil »
par quoi le plus léger soulève le plus lourd : subversion par la technique de l’ordre de la nature qui prouve qu’il n’y a pas d’ordre de la nature mais seulement des opérations humaines, effectuables, réglées et réitérables. Par la technique, l’homme se substitue à une nature défaillante et crée l’ordre qui lui convient, l’animal le plus dépourvu devient l’homme, puissant, inventif, historique9.
10Nous semblons tenir ici la réponse à notre précédente question sur la nature : il y a à la fois « nature » reconnaissable à des « lois » et non-nature, dès lors que cet être non naturel, car raté et démuni, qu’est l’homme « crée » son « ordre » à lui grâce à, mais aussi contre ces « lois » « défaillantes » d’une nature qu’il « subvertit ». Cet « ordre », nous pourrions aussi bien l’appeler un règne : l’anthropocène peut-être, à savoir le règne où l’homme exerce une souveraineté absolue puisqu’il agence la nature à sa guise. Il reste que, pour être encore une fois « défaillante », il semble bien qu’une nature manipulable, donc existante, soit nécessaire comme base et condition de la manipulation. Il n’est pas de levier sans appui. Qu’en est-il exactement ? Il est manifeste qu’il faudra analyser plus avant et, encore une fois, au-delà du mythe. Mais relevons une troisième « leçon » (bien qu’il ne la qualifie pas ainsi) du mythe protagoréen selon Poirier :
Historique, car ce qui transmet la technique, les habiletés, les métiers, les savoirs, d’une génération à une autre, faute d’héritage biologique, c’est encore une opération humaine : l’éducation. Que le sophiste soit professeur n’est pas hasard ou nécessité de vivre en exerçant un métier : l’enseignement est la tâche humaine première qui rend l’humanité possible10.
11Concluons cette partie : il semble bien que le mythe originel de Prométhée soit lui-même manipulé – de sophistique façon – pour exprimer des vérités ou des thèmes qui ne lui conviennent pas. Par exemple, Protagoras néglige presque complètement le fait que Prométhée ait été cruellement puni pour son effraction et son vol, ce qui est fondamental pour le mythe (et peut-être sa raison dernière pour Eschyle). Il se contente en effet de dire : « […] l’histoire dit que, après cela, Prométhée fut poursuivi pour vol11 », ce qui est bien peu. Quant à Poirier, il ne prend pas en considération le cadre religieux de la relation de Protagoras, qui livrait pourtant la précision suivante :
L’homme participait au lot divin, ce qui lui valut d’être le premier animal, et le seul, du fait de cette parenté, à croire aux dieux. Il se mit à élever des autels et à dresser des images des dieux12.
Le mythe à l’aune de la sophistique
12Il faut donc aller plus loin. D’abord en dépassant le mythe pour ainsi dire trop « gentillet » de Protagoras – et cela en recourant paradoxalement à Protagoras même ; – ensuite en allant au-delà de la lecture qu’en fait Jean-Louis Poirier, mais en utilisant aussi toute la science et le discernement de ce dernier. En toute hypothèse, il s’avère bien que le mythe est insuffisant sinon pour illustrer du moins pour rendre raison de la pensée sophiste dans son ensemble. Considérons trois points. D’abord les dieux. Protagoras n’y croyait sans doute pas, Gorgias non plus et peut-être aucun des sophistes dont nous connaissons le nom. Pour autant, la question n’est pas tant celle de savoir si les dieux existent que s’il convient qu’ils entretiennent des relations avec nous et nous avec eux. Or, sous ce rapport, l’athéisme sophistique pratique est au moins avéré. Thrasymaque était persuadé, avant Épicure, qu’ils ne s’intéressaient pas à nous – et c’est tant mieux, car s’ils existent, du moins ne sont-ils pas à craindre. Toute la puissance des forts pourra s’exercer impunément – telle est la disposition fondamentale de Thrasymaque – et le fameux Calliclès, autre sophiste, sera content. Critias, quant à lui, pensait que les dieux étaient notre invention – tout juste utiles à tenir en respect les imbéciles au demeurant. Voici ce qu’il écrivait :
Mais puisque par les lois (les hommes) étaient empêchés
Par la force, au grand jour, d’accomplir leurs forfaits,
Mais qu’ils les commettaient à l’abri de la nuit,
Alors, je le crois, (pour la première fois),
Un homme à la pensée astucieuse et sage
Inventa la crainte (des dieux) pour les mortels,
Afin que les méchants ne cessassent de craindre
D’avoir compte à rendre de ce qu’ils auraient fait,
Dit, ou encore pensé, même dans le secret13.
13Quant à Protagoras, il opposait à Platon affirmant que « les dieux sont la mesure de toutes choses14 », que c’est « l’homme » qui est cette « mesure15 », ce qui signifie que, de droit sophistique, nulle norme divine ne saurait fonder ni régler les conventions humaines. Comme l’écrit Poirier à son sujet : « C’est l’activité politique, et non le culte dû aux dieux, qui est devenu le cœur vivant de la cité16, ce qui signifie que ce « culte » n’est plus si « dû » que cela… Pour ce qui est de la spéculation sur l’existence des dieux, les sophistes disaient en somme, comme le Dom Juan de Molière : « Laissons cela », et pour ce qui est de leur rôle supposé, ils estimaient que mieux valait s’en passer pour vaquer à ses affaires d’hommes. Certes, pour ce qui est de recevoir des « dons », pourquoi pas ; mais pour ce qui est de dépendre d’eux ce serait plutôt le « Non ! merci » de Cyrano qu’il faudrait invoquer.
14Nous nous sommes questionné plus haut sur l’être de l’être : a-t-il une consistance propre ? Présente-t-il quelque « ordre » ou « légalité » qui permette à l’homme d’en jouer et de bâtir sur lui – au-dessus de lui – son propre empire ? La réponse est négative. S’il existe sans nul doute des choses, celles-ci ne sont ni de l’« être » ni du « néant », mais… « rien » : « rien » c’est-à-dire aucune « nature » constituée qui soit régie par un ou plusieurs principes transcendant de quelque manière ces choses singulières éparses, mobiles, hasardeuses, qui composent, de façon chaotique, mais praticable, un monde17. C’est en ce sens que Protagoras peut dire négativement que « rien n’est », ce que nous pouvons traduire positivement ainsi : ce qui est n’est « rien » (qui existe sous l’égide d’une nature) – sans être pour autant « néant ». Il n’existe en fait que des « phénomènes » qui ne sont des phénomènes de « rien », puisque ne manifestant « rien » d’autre qu’eux-mêmes – qui suffisent amplement aux sophistes. L’« apparence » (terme équivalent) dans laquelle évoluent habilement ces derniers n’est pas en effet celle des sceptiques qui affirment – ce qui est abusif, car qu’en savent-ils et d’où le savent-ils ? – qu’il se trouve, « en dessous », un hupokeimenon, ou « dessous », quelque substance qui nous échappe ; pire : qui nous est dérobé(e) et dont nous serions privés (et par qui, que diantre ?). Mais, là encore, peu importe au fond ce qu’il en est. De la même façon que les dieux nous encombraient, la « nature », si elle devait exister, nous empêcherait de vivre, disions-nous, à notre guise.
15On attribue à Protagoras et surtout à Gorgias, chez qui elle est explicite, une telle « ontologie du rien18 ». Mais elle est sans doute un lieu commun de toute la sophistique pour la raison décisive que cette dernière ne saurait en fait se déployer qu’en absence de tout ordre naturel ou divin19. Mais peut-être est-il possible d’aller (encore) plus loin. Clément Rosset a non seulement rattaché la sophistique au courant antinaturaliste, fort minoritaire dans l’histoire de la philosophie, mais il l’a rapprochée 1) de la pensée « tragique » et 2) de celle du « hasard ». « Tragique » en ceci que le réel est donné – sans qu’il y ait donation20 – et qu’il est ce à quoi on ne peut échapper. (Pour utiliser d’autres catégories de sa pensée : le réel est « tautologique », sans « double » et sans « remède ».) « Du hasard » que Rosset appelle « originel » ou « constituant » en tant qu’il n’est ni au croisement de deux séries causales indépendantes – comme le voulait Cournot – ni ne fait relief sur aucun ordre naturel préalable, puisque c’est de lui – qui n’est « rien » – que toute apparence de nature procède au contraire. Mais si absence de nature et hasard il y a, ce dernier ne saurait concerner le seul ordre extérieur, mais l’homme lui-même. Et c’est précisément sur ce dernier point que la « dénaturation » sophiste s’avère totale. Voici ce qu’écrit Rosset :
Le héros épique symbolisant, quelques siècles à l’avance, le philosophe sophiste a, pour désigner son être, précisément refusé de porter un nom. Il s’appelle Ulysse, c’est-à-dire « personne ». Comme le feront les Sophistes, Ulysse, tel que le décrit Homère, remet en question l’être à tous les niveaux : toute entité est niée, fût-ce même celle de l’identité personnelle, du « moi » – je suis « rien » : mon nom est personne. Tout comme les Sophistes, Ulysse fait briller, non l’être mais le paraître : homme non vertueux comme Achille […], mais rusé, artificieux, brillant, insaisissable, et irréfutable. Il est l’homme de toutes les victoires, car il n’offre aucun sujet à défaire à l’éventualité d’une défaite : Ulysse vaincu, c’est rien de vaincu, personne de défait. Et, pour n’avoir pas de nom à qui s’en prendre, Ulysse fera, chez Sophocle, enrager Ajax, tout comme les Sophistes, par l’intermédiaire de Socrate, feront enrager Platon21.
16Analyse profonde qui tendrait à prouver que la sophistique, bien loin de constituer un courant périphérique, se trouve au contraire au cœur d’un peuple rusé et industrieux – le peuple grec – dont le symbole est davantage l’authentique « sophiste » Ulysse, que… le « sophiste » Socrate – mais naturellement ici, au sens commun et controuvé du terme « sophiste » – ou le « contemplatif » Platon. Mais venons-en à cette « justice » que Zeus, bon prince, aurait laissée en cadeau à tous les hommes. Là encore, le mythe de Protagoras s’avère en défaut par rapport à la « vérité » sophistique. Selon le texte, on l’a vu, ne « sachant pas l’art politique, [les hommes] se portaient tort les uns aux autres, si bien qu’ils se séparaient à nouveau et périssaient22 ». – Aussi Zeus, « se mit à craindre pour notre espèce qu’elle ne disparût entièrement et chargea Hermès de porter aux hommes le respect et la justice afin qu’il y eût des cités ordonnées, maintenues par le lien de l’amitié23 ». Mais faire de l’« art politique » un don, ce n’est précisément plus le penser comme un « art », c’est-à-dire comme artifice ; et faire de la « justice » un don, c’est la penser comme une norme, en l’occurrence divine, laquelle s’imposerait aux hommes de l’extérieur et en surplomb. Les dieux, déjà coupables de ne pas exister, aggraveraient-ils leur cas en liant les mains des hommes ?… En réalité, l’affaire des sophistes est d’inventer ou de défendre, par le moyen de la persuasion, des institutions qui sont sui generis. C’est précisément là leur œuvre propre, puisqu’eux ont compris que l’homme est la (seule) « mesure de toute chose » : « de celles qui existent » – les ordres politiques d’artifice – comme « de celles qui n’existent pas24 » – les normes divines.
17Il n’y a pas de bien ou de mal en soi ; il n’y a pas de valeur en soi. Seul vaut ce qui est reçu, consenti, et par conséquent reproduit. Le fondement « mystique de l’autorité » des lois, c’est qu’« elles sont les lois », disait Montaigne, lequel ajoutait : « elles n’en ont point d’autre25 ». « Elles n’en ont point d’autre », on pourrait ajouter : et cela suffit parfaitement ! Les sophistes éduquaient leurs élèves pour qu’ils sachent persuader le peuple d’accepter, de refuser ou de promouvoir telle ou telle loi ou convention – et peu importait finalement laquelle : ce qui comptait c’est qu’une fût acceptée et tînt par là même. Alors qu’est-ce que Zeus viendrait nous enseigner qui ne soit superfétatoire ? ! La « justice » n’est pas en amont, mais en aval. En fait, elle est l’ordre intrinsèque de la convention elle-même. Et sur quel « ordre » prétendument « naturel » faudrait-il se fonder et justifier, puisque cet « ordre » n’est « rien », ainsi qu’on l’a vu ? Naturellement sur aucun. Quelle économie la sophistique ne nous fait-elle pas faire ! L’ordre social – et il faut ici naturellement mettre le mot « ordre » entre guillemets – doit refléter non une nature, non pas une norme, mais notre « utile propre », dirait Spinoza, nos « affects ou « désirs », dirait le même, mais aussi nos légitimes aversions, ajouterions-nous pour notre part, en songeant à quelques outrances sociétales…
Dépasser l’humain ?
18Ainsi pensons-nous avoir dépassé le mythe dont la « profondeur » réputée était toute d’apparence. Mais il reste à en tirer les conséquences pour notre sujet de l’« au-delà de l’humain ». Est-ce que la sophistique autorise, favorise, promeut un dépassement de soi de l’homme ? – telle est la question. Pour y répondre, nous procéderons en trois temps. D’abord, nous allons introduire une notion d’origine probablement pythagoricienne, mais totalement investie par les sophistes : le kairos, ou « moment opportun26 ». Ensuite, nous évoquerons un sophiste accompli, Hippias. Il sera alors temps d’apporter notre réponse. Puisqu’il n’y a pas d’« être », puisqu’il n’y a pas de « nature », puisqu’il n’y a pas de « loi » générale dans un monde fait – sans être constitué – de choses singulières, mobiles et imprévisibles dans lequel les ratés abondent – à commencer par l’homme – (mais en fait tout est aussi bien « raté », du point de vue imaginaire de l’« ordre », que réussi, dès lors qu’il existe), la seule chose sur laquelle le « héros » sophiste puisse avoir prise est le « moment opportun », c’est-à-dire l’« occasion » à saisir.
19Le sophiste est un opportuniste, non pas tant par opportunisme vulgaire que par réalisme paradoxal. Son monde, ce n’est pas le monde de l’être, mais celui qu’il crée à partir des « occasions » dont il s’est saisi avec intrépidité (et sagesse) pour les constituer en ordre provisoire des choses, selon sa « mesure humaine ». Un « monde d’occasions à saisir », un monde dans lequel « il n’y a pas de problèmes, mais seulement des solutions » : il y a là quelque chose qui nous rapprocherait peut-être de l’univers des capitalistes, des « premiers de cordée » et des start-up… À preuve, l’usage débridé qu’ils font d’une communication débridée, parfaitement indifférente à la nature des choses, et de ce point de vue, parfaitement « sophistique » donc.
20Ce qui importe en effet est ceci : alors qu’un Platon ne cesse d’être à la recherche du « Bien » et se désole de l’apeiron matériel ; alors que Rousseau ne cesse de soupirer après l’authenticité du « cœur », déplore l’absence de naturel et l’artifice, et prend Dieu à témoin de sa « justice », les sophistes se déploient, sans fausse bonne ou mauvaise conscience, dans cette « innocence du devenir » dont parlait Nietzsche, à savoir dans le royaume des « apparences » suffisantes – pas moins « suffisantes » en tout cas que pouvait l’être la « grâce » janséniste. Pour le dire autrement, le monde des sophistes est un monde heureux.
21Hippias maintenant. C’est, de l’avis de Jean-Louis Poirier, qui en fait un admirable portrait, le sophiste accompli. Hippias, nous dit Poirier…
savait tout faire : parler n’importe quand et de n’importe quoi, répondre à toutes les questions, en géométrie, en calcul, en poésie, en histoire (il avait un faible pour les généalogies) ; il était passé maître dans tous les métiers et dans toutes les techniques, tout ce qu’il portait était de sa fabrication, depuis sa ceinture jusqu’à sa fiole de parfum et ses chaussures : bref un homme qui ne devait rien à la nature, mais tout à son habileté et à son travail, un sophiste achevé27.
22Hippias, donc, ne « devait rien à la nature », mais il savait parfaitement en user en trouvant des solutions techniques, empiriques, qui ne se fondaient sur aucune « science » – car pour qu’il y ait science, il faudrait qu’il y ait de l’être, comme le voulait Platon, et du général, comme l’exigeait Aristote. En dépit de cela, Hippias avait réponse et solution à tout, grâce à une « habileté suprême » – et c’était prodige. Et en effet, Hippias se fit admirer de son époque. Comme le dit Baltasar Graciàn de son « héros », il sut « briller » – et c’était là la seule chose qui importât pour le jésuite sophiste : briller dans le paraître, qui est la vraie vérité, de la même façon que Dieu qui n’est que Sa Gloire, brille d’un infini éclat28.
23Nous présumons que vous aurez compris que, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture superficielle d’un mythe finalement élémentaire – comme tout mythe, avons-nous la faiblesse de penser, – il ne s’agit pas d’interpréter celui de Prométhée comme promouvant une sortie de l’humain. Et cela pour deux raisons aussi fondamentales l’une que l’autre. D’abord, parce que là où il n’y a pas de « nature », de « loi » ou de « norme », il n’y a tout simplement « rien » à transgresser. « Rien » ne peut transgresser « rien », de la même façon que, – comme le disait Rosset, – si tout est événement (singulier et unique), rien ne peut faire événement29. Rosset disait également que le « hasard » – sous-entendu « originel », « constitutif » – est par définition le « non modifiable ». Tout au plus, peut-on produire des apparences plus avantageuses que d’autres et des institutions plus favorables à la démocratie ou à la dictature, selon son goût. Mais pour le reste, rien ne saurait changer, non pour relever du Même biblique – cf. « rien de nouveau sous le soleil » – ou du « vouloir-vivre » schopenhauerien – tous les deux affligeants d’ennui – mais pour s’inscrire dans l’infinie et permanente profusion des choses et des « occasions » à saisir. Ensuite, parce que le monde, pour n’être « rien » de « naturel » est parfaitement habitable pour celui qui est assez habile et travailleur pour y œuvrer. Autrement dit : pour l’homme sophiste, il n’y a rien à désirer ailleurs et même autrement que ce qu’il peut obtenir, « ici-bas », par la grâce de l’« occasion ». De même que les sophistes sont profonds parce qu’ils vivent en surface – la surface de phénomènes qui ne renvoient qu’à eux-mêmes – et ne jouent pas la comédie socratique de la recherche de la « Vérité » et du « Bien », de même sont-ils sages de ne pas aspirer à une excellence qui ne serait pas humaine : non pas « trop humaine », pour parler comme Nietzsche, mais rien qu’heureusement humaine. Les sophistes, n’ayant pas de « conscience malheureuse », n’ont pas même besoin de « se réconcilier » avec les phénomènes. Aussi, nul excès, nulle hybris à condamner moralement n’est à redouter de leur côté. Pour parler comme Léonard Rosmarin à propos du libertin Saint-Évremond, ils sont rien moins qu’« en état de grâce terrestre30 ». Lisons à cet endroit ce beau passage de Rosset :
La pensée tragique, qui affirme hasard et non-être, est aussi pensée de fête : irruptions inattendues, exceptionnelles, ne survenant qu’une fois et qu’on ne peut saisir qu’une fois ; occasions qui n’existent qu’en un temps, qu’en un lieu, que pour une personne, et dont la saveur unique, non repérable et non répétable, dote chaque instant de la vie des caractères de la fête, du jeu et de la jubilation. […] Rien n’est plus éloigné de la pensée sophistique que la représentation d’un monde morne, ennuyeux, où tout se répète […]. Rendre les hommes capables de voir la succession des exceptions, capables de profiter de la succession des occasions : c’est là l’essentiel de l’enseignement sophistique31 […].
24Assurément les sophistes meurent aussi, mais il n’y a nulle apparence qu’ils s’en soient sinon aperçus du moins émus. Et cela peut-être parce qu’ils savaient, avant Épicure, que la mort n’est pas un événement de la vie et, avant Spinoza, que le sage ne pense pas la mort, mais la vie32. Nous pouvons d’ailleurs en témoigner modestement : « pratiquer » les sophistes, c’est se mettre… sinon en euphorie du moins en joie – seul Antiphon le Sophiste suscite quelque gravité – et se réconcilier avec une vie dont on ne souhaite pas qu’elle soit autre qu’elle n’est ou bien, si elle devait être provisoirement morose par accident – de la même façon qu’elle serait aussi heureuse par accident d’ailleurs ! – dont on se dit qu’il suffit d’attendre le « moment opportun » et s’en saisir.
Conclusion
25Revenons brièvement au mythe pour conclure. Nous avons posé la question de son caractère sophistique, caractère que lui prête Platon dans le dialogue du même nom. Nous avons vu combien cette attribution était douteuse : non pas que Protagoras n’en fît pas usage – il aurait d’ailleurs été peu croyable que Platon inventât la chose – mais il y a tout lieu de penser après analyse qu’il n’en faisait pas un tel usage ou en tout cas pas avec de tels présupposés religieux et naturalistes. Notons de surcroit que le mythe, pour être utilisable par les philosophes sophistes, relève d’une structure mentale peu appropriée au type de discours entièrement rationnel qui sied à la sophistique. (Alors qu’on ne s’étonnera pas que Platon, en revanche, y recoure volontiers…) S’appuyant sur Mircea Eliade, Clément Rosset définit en effet le mythe comme le…
passage de l’idée de répétition à l’idée selon laquelle la répétition répète quelque chose. La répétition secrète – dans des conditions qui demeurent mystérieuses, puisque relevant précisément du mythe – l’idée d’une réalité servant de modèle à toutes les répétitions : instance de réalité, d’ordre à la fois ontologique et mythologique, qui permet de déconsidérer l’existence actuelle, celle-ci réduite à une condition répétitrice, impliquant dégradation et déperdition d’être33.
26À l’origine, avant l’Histoire, il y a un Événement primordial dont quelque Dieu ou quelques dieux sont au principe. Mais il y a des accidents : la désobéissance d’Adam, dans le mythe biblique ; l’oubli d’Épiméthée dans celui de… Platon. Ce qui explique la répétition d’un désastre : l’homme travaille à la sueur de son front, le désir de la femme la porte vers l’homme et elle enfante dans la douleur pour la Genèse, l’incapacité humaine de survivre ou de former des cités « politiques » pour Platon. D’où la nécessité d’un « salut » réparateur de l’ordre prévu : opéré par le Fils de Dieu dans le premier cas, par le sacrifice de Prométhée, dans le second. Certes, on a vu que la part sophistique du mythe platonicien introduisait un thème proprement humain : sauvés, les hommes vont se débrouiller tout seuls (alors que les rédimés chrétiens ont perpétuellement besoin de la « grâce »), mais il n’empêche que l’homme était à sauver d’un désordre – d’une non-nature ou d’une nature « absente à sa place » pour parler comme Lacan – et que Prométhée y a généreusement pourvu. Or, pour les sophistes il n’y a ni péché ni déficience originels. Comme nous l’avons vu, tout s’offre à l’habileté de l’homme qui se forge des outils (notamment discursifs) de plus en plus perfectionnés à partir de ce qu’il trouve. Si donc le mythe devait renvoyer, ainsi que le pense Eliade, à une structure de répétition et de déperdition, mieux vaudrait au final s’en passer. Ou alors, il ne vaudrait, au sein d’un discours de persuasion, qu’à titre d’image fabriquée et illustrative.
Notes de bas de page
1 Eliade, M., Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963.
2 Les Présocratiques. Traduction du grec ancien par D. Delattre, J.-P. Dumont, J.-L. Poirier, édition de J.-P. Dumont, avec la collaboration de D. Delattre et J.-L. Poirier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 1005.
3 Cf. Spinoza, Œuvres IV, ETHICA, Livre III, propositions 22 (scolie), traduit du latin par P.-F. Moreau, Paris, PUF, p. 271. Il reste que cet affect de commiseratio est socialement utile en ceci au moins qu’il prévient la haine.
4 Poirier, J.-L., Les Présocratiques, op. cit., p. 1529.
5 Poirier, J.-L., Les Présocratiques, loc. cit.
6 Poirier, J.-L., Les Présocratiques, loc. cit.
7 Poirier, J.-L., Les Présocratiques, loc. cit.
8 Ibid., p. 1529-1530.
9 Ibid., p. 1530.
10 Ibid.
11 Ibid., p. 1005.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 1145.
14 Platon, Les Lois, IV, 716c, apud Les Présocratiques, op. cit., p. 1527.
15 Ibid., p. 990.
16 Ibid., p. 1528.
17 Encore que la notion de « monde » ne soit pas tout à fait satisfaisante si l’on considère son étymologie. Cf. Rosset, C., L’anti-nature, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995 (1973), p. 32-34.
18 Les Présocratiques, op. cit., p. 1528. L’expression est de Jean-Louis Poirier.
19 Antiphon, apud Les Présocratiques, op. cit., p. 1557.
20 Ce qui a pour effet que n’ayant personne à qui ou aucun principe ou à quoi s’en prendre, on ne saurait se plaindre, comme s’y emploie notamment un Rousseau.
21 Rosset, C., Logique du pire, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993 (1977), p. 90-91.
22 Poirier, J.-L., Les Présocratiques, op. cit., p. 1005.
23 Poirier, J.-L., Les Présocratiques, loc. cit.
24 Ibid., p. 990.
25 M. de Montaigne, Essais, II, 13, « De l’expérience ». Pascal, quant à lui, parlait de « coutume », ce qui revient au même.
26 Sur cette notion, cf. Poirier, J.-L., Les Présocratiques, op. cit., p. 1521.
27 Ibid., p. 1551-1555.
28 Baltasar Gràcian, Le Héros (1637).
29 Il n’y a donc qu’apparence d’événement. Cf. Rosset, C., Logique du pire, op. cit., p. 17 : « L’événement, qui signifie à la fois relief sur l’existence et échec au hasard, permet à lui seul, et quel qu’il soit, de passer du chaos à la pensée de l’ordre. Pour le penseur tragique, “ce qui existe” – qui n’est ni nature, ni être, ni objet adéquat de pensée – ne donne jamais lieu à des événements : “s’y passent” des rencontres, des occasions, qui ne supposent jamais le recours à quelque principe qui transcende les perspectives tragiques de l’inertie et du hasard. Car l’événement est la transcendance même. »
30 Rosemarin, L., Saint-Évremond, artiste de l’euphorie, Birmingham (Alabama), Summa Publications, 1987, p. 5.
31 Rosset, C., Logique du pire, op. cit., p. 113-114.
32 Spinoza, ETHICA, Livre IV, proposition 67, op. cit., p. 425 : « Un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ; et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. »
33 Rosset, C., L’anti-nature, op. cit., p. 28.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Figures du marginal dans la littérature française et francophone
Cahier XXIX
Arlette Bouloumié (dir.)
2003
Particularités physiques et marginalité dans la littérature
Cahier XXXI
Arlette Bouloumié (dir.)
2005
Libres variations sur le sacré dans la littérature du xxe siècle
Cahier XXXV
Arlette Bouloumié (dir.)
2013
Bestiaires
Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI
Frédérique Le Nan et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.)
2014
Traces du végétal
Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002