1L’interdit qui frappe la consommation de la viande de porc est, en Afrique du Nord comme dans la plupart des pays du Proche Orient, largement antérieur à l’Islam. Les Egyptiens le connaissait et l’ont peut-être transmis aux Hébreux. De même les Phéniciens s’abstenaient de consommer de la viande de porc ou de son frère sauvage, le sanglier (Porphyre, de abstinentia, 1, 14). Au Maghreb, les Puniques respectèrent cet interdit qui avait peut-être des racines plus anciennes. On remarque en effet que sanglier ou cochon ne sont que très rarement représentés dans l’art rupestre néolithique. Ainsi sur 145 stations rupestres connues dans l’Atlas saharien algérien, quatre seulement représentent des sangliers ; or, cet animal était très abondant dans l’ensemble des terres maghrébines. Si les Néolithiques répugnaient à représenter le sanglier, ils ne dédaignaient pas cependant sa chair et appréciaient grandement ses défenses qui étaient portées en pendeloques : le sanglier qui est représenté si rarement est en revanche présent dans près de la moitié des gisements néolithiques. On peut supposer que l’animal était déjà, au temps néolithique frappé d’un certain interdit ne portant que sur sa représentation.
Sangliers, gravure rupestre d’Idrissia (ex Zénina, Algérie). Cette gravure a été récemment détruite par les carriers
2De cet interdit subsiste peut-être des souvenirs littéraires. Ce n’est pas sans surprise, en effet, qu’on lit chez Hérodote (IV, 192) que le sanglier n’existe pas en Libye (Afrique). Plus surprenant encore est la reprise de cette assertion erronée par Pline l’Ancien (VIII, 228) et Elien (XVI, 10).
3Les Phéniciens introduisirent en Occident l’interdit alimentaire et d’une façon générale une répugnance certaine à l’égard de cet animal considéré comme impur. Silius Italicus nous apprend que les porcs, nombreux chez les Celtibères, étaient exclus du temple d’Hercule (Malkart) de Gadès. Il est un fait que les très nombreuses stèles puniques dédiées à Baal Hammon ou à sa parèdre ou toute autre divinité trouvées à Carthage et dans les autres villes puniques ou numides représentent les animaux de sacrifice bœufs, moutons, volatiles mais jamais le cochon. Il existe cependant une exception, c’est le naiscos de Thuburbo maius portant sous l’entablement une dédicace punique et sur le socle une figuration très nette de suidé. Comme le remarquait S. Gsell, ce monument exceptionnel confirme que le culte des Cereres* (Déméter et Coré) introduit de Sicile au début du ive siècle av. J.-C. était bien célébré suivant les rites grecs qui exigeaient le sacrifice de porcs. Malgré leur répugnance, les Puniques conservèrent cette pratique comme ils l’avaient promis aux déesses ; il est vrai qu’à Carthage, le Conseil avait décidé de confier le sanctuaire expiatoire (à la suite du sacrilège et du pillage commis par Himilcon) à des Grecs résidant en cette ville (Diodore de Sicile, XIV, 77, 5).
4A l’époque romaine l’interdit frappant le cochon s’atténua progressivement et sa consommation se développa dans les cités. La répugnance à l’égard de cet animal ne fut cependant pas totalement vaincue, même dans la population romanisée, ainsi s’expliquerait l’anomalie du bas relief ornant l’une des faces du grand autel de Cuicul (Djemila). Il représente un sacrifice du type suovetaurilies. Le taureau et le bélier sont bien figurés mais le porc est remplacé par un coq.
Naiskos de Thuburbo Maius (Dessin A. Lézine).
5Le rapport de l’homme à ses aliments est médiatisé par la culture, de sorte qu’il est toujours plus limitatif que si le choix des nourritures s’accordait seulement aux nécessités biologiques et aux contraintes de l’écosystème. Ainsi la présence de proscriptions alimentaires peut être considérée comme une pratique aussi universelle que l’« interdit de l’inceste ». Décréter des aliments immangeables est une façon d’opérer des distinctions aussi bien entre le monde humain et le monde naturel qu’entre les groupes sociaux (Dumont, 1966). C’est exprimer une conception de l’ordre et, plus spécifiquement, de la civilité (Douglas, 1981). Ce point de vue exclut tout naturellement le réalisme médical naïf, qui voudrait que l’interdiction du cochon relève de l’hygiène alimentaire. Il s’agit, en fait, d’une proscription arbitraire inspirée du Lévitique. Dans ce livre, le cochon est une exception à la classe des ongulés ruminants, puisqu’il est ongulé sans être ruminant. Le principe classificatoire retenu par les Juifs étant que les animaux d’une classe devaient être conformes à la totalité des critères définissant cette classe, ils considéraient comme impurs les animaux qui n’en présentaient que certains.
6Le cochon est le seul aliment totalement interdit par l’Islam (si l’on excepte, bien sûr, l’alcool), qui connaît cependant des proscriptions alimentaires temporaires (le jeune du mois de Ramadan, par exemple) ou partielles (l’interdiction de consommer la viande d’animaux qui n’ont pas été abattus rituellement). Les Européens ont toujours été frappés par ce « tabou », s’opposant à la consommation d’une viande qu’ils utilisent couramment. Ils ont eu ainsi tendance à en faire un strict critère d’identification religieuse, allant bien au-delà du sentiment des Musulmans eux-mêmes qui peuvent manger du cochon sans pour autant douter d’appartenir à l’Islam (Ferrié, 1992).
7Dans la société maghrébine traditionnelle et encore aujourd’hui dans les villages comme dans les petites villes, on ne consomme pas de viande de porc ou de charcuterie, dans la mesure où le produit n’y est pas commercialement disponible, contrairement aux grandes cités. En revanche, la consommation de la viande de sanglier y a toujours été possible et le demeure. De nombreux auteurs, voyageurs ou ethnographes, l’avait signalé durant la période coloniale : « Le koran défend le porc et quelques autres animaux indigestes ; au Maroc cependant, beaucoup d’indigènes mangent du sanglier » (Raynaud, 1902 : 19). Sans doute le contexte de chasse, le fait que l’activité cynégétique se situe en marge du monde normal (Dalla Bernardina, 1988), facilite-t-il l’abattage et la consommation d’animaux dont la chair est interdite. Ainsi, l’argument parfois utilisé, que les Berbères consommeraient de la viande de sanglier parce qu’ils sont de tièdes Musulmans, perd de sa portée : « Un autre détail prouvera quelles libertés les berbères prenaient avec la religion : dans cette même tribu [les Zaïan], il était fréquent que des vieillards recherchassent dans la consommation de la chair de sanglier un prétendu tonique à leurs forces déclinantes, pour ne pas encourir les sarcasmes d’une jeune femme nouvellement épousée » (Loubignac, 1942, p. 291). Manger du sanglier relèverait, en fait, de la possibilité de transgression liée à la chasse, plutôt que de l’irrespect religieux. Car, dans l’ordre normal des choses, le cochon est bien considéré comme un animal infâme, ainsi qu’en témoignent de nombreuses expressions comme ; « tu sens mauvais comme un cochon ».
8Toutefois, il conviendrait sans doute de déplacer partiellement l’explication de cette évidente répugnance, du respect rituel à la formation du goût, bien plus structurante. Au-delà de l’interdit religieux, c’est la chair qui dégoûte. C’est ainsi que des Maghrebins musulmans ne suivant pas, par ailleurs, les prescriptions religieuses de l’Islam, éviteront d’en manger. On retrouve ici un effet d’éducation comparable à celui noté par N. Zerdouni à propos de l’état de propreté rituelle requis par la prière et qu’entretiennent même ceux qui ne prient plus (Zerdouni, 1979, p. 259-260).