ÉRASME (1467 env.-1536)
Étonnante aventure que celle de ce Hollandais que rien ne destinait à la célébrité, mais dont les contemporains firent le « prince de l'humanisme » et dont la postérité ne connaît, en général que le titre d'un livre, l'Éloge de la folie, et le profil peint par Holbein le Jeune.
C'est en réalité, selon les termes mêmes d'un de ses Adages, à de véritables travaux d'Hercule que s'est attelé cet homme chétif sans qui la Renaissance et l'humanisme auraient eu un autre visage : il a laissé une œuvre multiforme d'éditeur, de traducteur, de commentateur, de prosateur et de poète, sans parler des milliers de lettres qui nous le font connaître ; une œuvre qui doit surtout à la variété judicieusement novatrice de ses points d'application l'immense crédit dont elle a joui auprès de Montaigne, de Descartes, de Leibniz. Mais l'érasmisme est aussi un « esprit » qui est devenu en Europe le bien commun de plusieurs générations.
Le moine humaniste
Érasme est né dans des conditions obscures, voire infamantes, à Rotterdam, en 1467 (ou en 1466, ou en 1469, date finalement retenue pour la célébration, en 1969, du demi-millénaire de sa naissance). Il était le fils cadet d'un prêtre exerçant à Gouda, un certain Geert (Gérard) et de la fille d'un médecin de Zevenbergen. Le nom sous lequel il a conquis sa place dans l'histoire, Desiderius Erasmus Roterodamus, redouble – par le prénom et le nom latin (ou grec, erasmos signifie « l'aimé » – son désir de se faire aimer (la racine flamande de Gerhard a d'ailleurs le même sens). C'est lui-même qui se le donna très tôt, selon la mode humaniste alors en usage, quand, ses parents étant morts au cours d'une épidémie de peste (il avait environ dix-sept ans), il put rompre avec son passé et se donner une identité plus glorieuse.
Enfant malingre et très sensible – toute sa vie, il sera tributaire de son petit corps (qu'il appelle « corpuscule ») et ses actes, ses voyages, ses départs brusqués seront souvent commandés par sa recherche du confort physique, gage de la paix de l'âme –, il fréquente d'abord l'école de Peter Winckel à Gouda, où il demeure sans doute deux années jusque vers 1474, puis probablement celle du chapitre de la cathédrale d'Utrecht ; il semble avoir fait un court séjour comme enfant de chœur à l'école capitulaire. À neuf ou dix ans, il suit la célèbre école des frères de la Vie commune de Deventer, que devait illustrer le maître Alexandre Hegius. Il sera marqué pour la vie par la spiritualité de ces frères, émules de la devotio moderna, qui conciliaient la vie active et la contemplation, l'enseignement de la Bible et celui des auteurs de l'antiquité païenne. L'école de Deventer constitue, vers les années 1480-1483, l'un des premiers foyers de l'humanisme aux Pays-Bas. Le christianisme que l'on y enseigne est débarrassé des surcharges ou des scories scolastiques des théologiens « à l'ancienne mode » contre lesquels Érasme devra ferrailler tout au long de sa carrière : gloses interminables, termes barbares d'un latin qui n'a jamais existé, obscurcissement de l'esprit de l'Écriture par la lettre et les ratiocinations. Après la mort de ses parents, son frère et lui sont confiés à trois tuteurs – leurs oncles –, qui les envoient terminer leurs études chez les frères de la Vie commune de Bois-le-Duc, dans une école dont Érasme dira plus tard qu'elle était désuète, que les maîtres y pratiquaient les punitions corporelles, qu'il y « perdit son temps ». Les deux années qu'il y passa – jusqu'en 1486 – lui pesèrent beaucoup. Fuyant la peste, il revient à Gouda. Ses tuteurs, désireux de capter son maigre héritage, le poussent à entrer au couvent des chanoines augustins de Steyn, dans la campagne avoisinante. C'est là qu'il prononcera ses vœux en 1488, avec une conviction dont la profondeur est encore controversée. Ce couvent est pour lui un asile où il espère mener une vie d'étude et de méditation. En fait, malgré la pression amicale de ses compagnons et du prieur, il n'y séjournera que de 1487 à 1492. La correspondance de cette époque indique que, délicat, il trouve la règle un peu dure, mais qu'il est encouragé par ses supérieurs, qui reconnaissent sa valeur intellectuelle et même sa fragilité, puisqu'ils le dispensent des offices nocturnes et le laissent travailler à loisir à la bibliothèque. Il dévore pêle-mêle tous les auteurs classiques, principalement les latins (il n'est pas encore initié au grec), compose des poèmes latins, écrit beaucoup, découvre l'humaniste italien Lorenzo Valla, auteur des Elegantiae linguae latinae et des Paraphrases du Nouveau Testament, en qui il verra le restaurateur de la pureté littéraire du latin et le philologue engagé dans l'exégèse de l'Écriture sacrée : en ces années d'apprentissage, s'esquisse déjà une partie importante de son programme d'action. C'est même au couvent de Steyn qu'il met en chantier ses Antibarbares – éloquent plaidoyer pour la culture antique, qui sera publié beaucoup plus tard –, et qu'il entreprend la première rédaction de son Mépris du monde (De contemptu mundi), où il retrouve un topos médiéval des plus classiques, mais où se révèlent déjà sa puissance dialectique et sa méthode ironique ; il y affirme et nie tout à la fois, en un discours subtil, ses propositions de départ ; comme pour la médecine, dont il composera un Éloge, ou pour la folie – dont L'Éloge demeure encore son œuvre la plus connue –, on peut se demander si chez lui la critique et l'éloge ne se confondent pas. L'auteur du Mépris du monde a peut-être la nostalgie d'une vie contemplative, mais les circonstances de sa vie – auxquelles il a prêté la main – feront de lui un homme de pensée et d'action, dans la mesure où l'écriture et la parole seront pour lui les modalités de l'action.
Ordonné prêtre le 25 avril 1492 par l'évêque d'Utrecht, Érasme rejoint, avec l'accord de ses supérieurs, l'évêque de Cambrai, Henri de Berghes, qui le prend pour secrétaire. On l'appelle déjà « poète », « orateur », « théologien », « l'homme le plus savant du monde ». À vingt-cinq ans, il est prêt à se mesurer avec les forces rétrogrades comme avec les « hommes obscurs » ou les « barbares » de son temps, tandis que s'accomplit, dans l'ombre ou au grand jour, l'une des plus profondes mutations de l'histoire de l'Occident européen.
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Écrit par
- Jean-Claude MARGOLIN : professeur de philosophie à l'université de Tours, directeur du département de philosophie et histoire de l'humanisme au Centre d'études supérieures de la Renaissance, Tours
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