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HOMÈRE (P. Carlier)

« Homère : n'a jamais existé. » Cette formule péremptoire se lit dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, qui la complète en ajoutant à propos du père de l'Iliade et de l'Odyssée : « Célèbre par sa façon de rire : un rire homérique. » La notice souligne avec humour deux écueils entre lesquels naviguent les biographes du poète grec. Soit ils doutent de son existence et se condamnent au silence. Quitte à faire des épopées homériques des textes anonymes en quête d'auteur. Soit ils cèdent à la tentation d'en extraire les éléments d'une biographie imaginaire.

Déjouant les pièges involontairement tendus par un être qui se dérobe, Pierre Carlier (Homère, Fayard, Paris, 1999) n'a pas voulu écrire une vie d'Homère. Les Anciens l'avaient d'ailleurs fait à plusieurs reprises. Ces exercices d'admiration, dont on connaît une dizaine d'exemples, présentent peu d'intérêt : ils soulignent que, dès l'Antiquité, on ne s'accorde sur rien ou presque. On discute même de la cécité du poète. Les cités d'Ionie sont nombreuses à revendiquer l'honneur d'avoir vu naître ou mourir le fondateur de l'épopée. Reste un monument littéraire au nom illustre. Pierre Carlier le met au centre de son livre : « Parler d'Homère, c'est parler des poèmes homériques et d'eux seuls. »

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La complexité des problèmes soulevés par l'Iliade et l'Odyssée imposait de brosser une histoire allant du monde mycénien (xvie-xiie siècle) aux cités archaïques des siècles suivants (viiie-viie siècle). Ce tableau occupe un premier chapitre et dissipe, à mots couverts, une illusion : celle qui inspirait, au xixe siècle, Heinrich Schliemann, le découvreur de Troie et de Mycènes, et qui pousse encore trop de savants à établir, au risque de raisonnements circulaires, des correspondances entre données archéologiques et textes homériques. Parallèlement se trouve affirmée – plus qu'assurée – l'existence, dès le milieu du IIe millénaire, d'une poésie épique dans le monde mycénien. De même, l'auteur soutient l'idée que, après la disparition du Linéaire B utilisé par les scribes des palais mycéniens, l'écriture alphabétique, empruntée par les Grecs aux Phéniciens, doit avoir une origine plus ancienne que le début du viiie siècle, moment où elle est déjà largement employée.

À cette époque, et sans qu'une relation directe avec la diffusion de l'écriture alphabétique soit à exclure, la matière des épopées homériques se cristallise sous une forme proche des chefs-d'œuvre que nous lisons. Ces textes héritent des procédés de la poésie orale que le linguiste américain Milman Parry a éclairés, dans les années 1930, à partir du cas des bardes yougoslaves. Mais Pierre Carlier considère que l'Iliade, du fait de la rigueur de sa composition, est né de l'esprit d'un poète animé d'un projet : celui d'un ouvrage puisant son inspiration dans le répertoire du cycle troyen, mais distinct par son ampleur de toutes les entreprises précédentes. Une génération plus tard, un créateur aussi déterminé, celui de l'Odyssée, a rivalisé avec son aîné. Vers 550 avant J.-C., le tyran athénien Pisistrate contribue à fixer les deux textes en les faisant réciter lors des Grandes Panathénées. Au iie siècle avant J.-C., à l'ombre de la bibliothèque d'Alexandrie, Aristarque, conservateur du lieu et grammairien, prépare la première édition critique de l'Iliade et de l'Odyssée. De cette époque date le découpage de chacune des deux épopées en vingt-quatre chants.

Pierre Carlier consacre deux chapitres à leur analyse. En les résumant, il s'attache à valider ses propositions sur leur genèse et leur transmission. Réduisant à peu de chose la part des interpolations, il souligne la cohérence des deux œuvres et insiste sur les différences d'inspiration qui les caractérisent. Cette étude prépare à un panorama sur les sociétés homériques, cet « amalgame de souvenirs de dates diverses » rendu homogène par « l'expérience de l'aède et de son auditoire ». Pour l'auteur, ce monde de l'épopée ne se confond pas avec celui de la civilisation mycénienne. Il est de même hasardeux de le comparer à l'organisation féodale du Moyen Âge ou d'identifier les rois de l'Iliade avec les big men mélanésiens. Les premiers sont d'ailleurs bien moins généreux que les seconds ! Il convient plutôt de confronter le témoignage de l'épopée et la civilisation grecque classique. Dans le domaine des pratiques funéraires comme des usages matrimoniaux, les éléments de continuité l'emportent.

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Si les civilisations matérielles décrites dans l'Iliade et l'Odyssée se distinguent mal l'une de l'autre, l'étude du fonctionnement politique des sociétés homériques et celle de leurs croyances religieuses laissent apparaître des divergences de conceptions. Les héros ont plus de qualités que les rois dans l'Iliade. Dans l'Odyssée, les maîtres du pouvoir sont au contraire des modèles de vertus... ou de vices. Les dieux sont plus proches des hommes dans le royaume d'Ithaque qu'ils ne l'étaient aux portes de Troie. Les divinités ne sont plus les auxiliaires de celui qui veut se venger, mais des puissances cherchant à punir le crime et à imposer le règne de la justice. La comparaison entre les deux épopées met en lumière des évolutions qui se sont produites en moins d'un demi-siècle.

Il serait dommage de refermer ce volume, qui présente, contre les opinions reçues mais sans esprit de polémique, des questions difficiles, sans consulter les annexes qui le complètent. Malheureusement imprimées en petits caractères, elles sont passionnantes. Elles offrent un excellent aperçu de nos connaissances sur les archives mycéniennes. On apprend ainsi à connaître les ouvrières palatiales, le monde des scribes, les dignitaires de Pylos ou de Cnossos et leurs titres. De quoi faire hésiter entre relire Homère et se lancer dans le déchiffrement des tablettes en Linéaire B.

— Hervé DUCHÊNE

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Écrit par

  • : professeur émérite d'histoire ancienne, université de Bourgogne, Dijon

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